Ce matin, nous n’avons pas de rendez-vous prévu. Comme d’habitude depuis que nous sommes dans cette auberge, j’avale mon petit déjeuner dans l’un des tupperware que l’on conserve depuis 4 jours avec mon couteau suisse que nous lavons quotidiennement dans le lavabo des toilettes. Le tout dans le noir, pour ne pas réveiller les copains : à 4 dans une chambre, on s’adapte. On ne dirait pas comme ça mais c’est une sacré gymnastique ! Abde appelle le taxi et nous voilà prêts à partir. On passe la matinée au “café blue”, notre nouveau QG de Kingston pour travailler. On a souvent un café comme ça auquel on s’attache dans chaque ville, qui devient notre bureau. Après une bonne séance de travail, chacun sur nos taches, on déjeune sur place avant de partir pour notre rendez-vous à l’université technologique de Jamaïque.
L’université est très agréable. Il y a de grands espaces extérieurs où tous les étudiants se retrouvent. On s’y perd un peu mais on finit par retrouver Martin et Stacey, membres du Jamaican Council of Interfaith Fellowship. Lui est un ancien prêtre catholique qui se considère aujourd’hui “priest for all religions” et professeur de philosophie, elle est une avocate membre de la communauté baha’i. Ils nous parlent des actions qu’ils mènent depuis qu’ils ont repris l’association, avec les différentes communautés chrétiennes de Kingston, les rastafari et les minorités musulmanes, juives et baha’i. Ils organisent notamment 2 événements chaque année à l’université : l’un pour l’anniversaire de Gandhi, l’autre pour créer une espèce de forum des religions sur lequel les étudiants peuvent venir se renseigner dans des stands. Après l’interview, on ne peut pas trainer parce qu’on a un deuxième rendez-vous : à l’université des arts des Caraïbes cette fois.
Martin nous emmène en voiture, et à peine arrivés nous adorons ce que nous voyons. Sur des tables de pic-nique, des groupes d’étudiants danses, jouent des percussions, chantent, rigolent, recommencent… Ils sont tous ultra talentueux, on se croirait vraiment projetés dans Fame ou une autre comédie musicale !
On est là pour rencontrer Marlon Sims, le doyen de la fac de danse. Il nous accueille dans une belle chemise orange, et nous emmène dans son bureau pour discuter de notre projet. Il a une réaction si sincère et si encourageante à ce qu’on lui explique que ça fait chaud au cœur ! Parfois à force de présenter le projet on oublie de prendre du recul, et les sourires comme ceux de Marlon, qui souhaite qu’on prenne tous un moment pour réaliser la beauté de ce qu’on fait, nous ramènent au sens profond de notre participation à InterFaith Tour. Il nous emmène faire un tour des jardins pour choisir un endroit où se poser et après deux trois passages d’étudiants en train de chanter qui brouillent le micro, on peut commencer l’interview.
L’école de danse a une démarche patrimoniale passionnante : depuis des décennies, ils font de la recherche sur les mouvements impliqués dans les pratiques de religions ancestrales jamaïcaines. Ils utilisent ces mouvements dans les ballets contemporains mis en scène et interprétés par des groupes hétérogènes d’étudiants de toutes les communautés de Jamaïque. Pour Marlon, faire perdurer ces mouvements dans l’art, c’est une manière de continuer à protéger la dignité jamaïcaine qui a déjà survécu à l’esclavage et à la colonisation. C’est donc une démarche mémorielle et patrimoniale très forte, une volonté d’impliquer la danse dans l’affirmation politique et artistique de la beauté de son peuple.
La diversité est pour Marlon une caracteristique identitaire essentielle du peuple jamaïcain. Il nous rappelle d’ailleurs la devise du pays : “Out of many, one people”. C’est pour cela que la diversité est au cœur de sa pédagogie, sous toutes ses formes. L’école accueille des étudiants de différentes nations caribéennes, de différentes religions (chrétiens et rastafari majoritairement), mais aussi des danseurs sourds par exemple (qui sont d’après lui souvent plus en rythme que les danseurs entendants).
Nous sortons de ce rendez-vous avec des étoiles dans les yeux. Nous commençons à percevoir le contexte de la Jamaïque a travers le prisme artistique, qui permet de comprendre son histoire, ses défis, ses forces et ses faiblesses. On aborde tellement de thématiques que j’avais presque oublié a quel point d’après moi l’art est bien l’un des leviers les plus puissants qui existe pour changer le monde. Marlon vient de me le rappeler.
Adèle