Bienvenue en Bosnie-Herzégovine, le premier pays de notre tour du monde !
Ici, on s’est rendu compte que les gens avaient des conceptions du lien entre ethnicité, religion et nationalisme très différentes des nôtres. Le rapport à la citoyenneté ou à la nationalité n’a rien à voir avec la manière dont il est conçu en France, et ça s’explique par la complexité de l’histoire récente du pays et de la région dans laquelle il se trouve.
1992-1995 : une guerre et des mémoires
La Bosnie-Herzégovine a été le théâtre d’un des conflits les plus médiatisés du XXème siècle, entre les communautés serbe, croate et bosniaque. En avril 1992, suite à un référendum boycotté par les serbes du pays, la Bosnie déclare son indépendance : c’est le début de la guerre qui durera plus de trois ans. Elle a souvent été considérée comme une guerre ethnique ou religieuse, et fait l’objet de représentations identitaires largement construites : il serait dangereux de la réduire à l’illustration du « choc des civilisations » dans une société multiethnique. On a été mis en garde sur cette question par beaucoup de personnes rencontrées ici : elles nous demandent de ne pas l’interpréter comme le signe d’une haine profonde entre des communautés mais de toujours garder à l’esprit les racines politiques du conflit. “Les élites politiques nationalistes ont commencé à tenir des discours clivants, et à proclamer la supériorité d’une ethnie sur l’autre au moins deux ans avant la guerre. Ce sont des signes qu’il faut savoir reconnaître, on les retrouve dans toutes les guerres” nous a dit Vjeko, notre hôte à Sarajevo.
Le jeu des politiques nationalistes a quand même entraîné une forte pratique du “nettoyage ethnique” pendant tout le conflit, notamment dans les campagnes de Bosnie. Il a connu son apogée meurtrière avec le génocide de Srebrenica, qui a conduit à la mort de plus de 8000 garçons et hommes bosniaques en une semaine. Un autre type de guerre était mené dans les villes, en particulier à Sarajevo, qui a subi un siège pendant plus de trois ans. A cause de ces violences, il y a eu une modification durable de la structure démographique du pays : sur une population de 4,4 millions d’habitants, 2,5 millions ont été déplacés et aujourd’hui les différentes communautés vivent dans des territoires bien plus distincts et homogènes qu’avant la guerre.
Aujourd’hui, le pays est traversé par des récits historiques qui s’opposent dans la sphère publique sous forme de déclarations politiques, de commémorations, ou encore de manuels d’histoire, chaque groupe glorifiant ses batailles, nourrissant sa victimisation et niant parfois ses responsabilités. La reconnaissance, à la fois des crimes commis par tous les acteurs du conflit et de l’existence de victimes dans les 3 camps majoritaires, est l’un des plus grands enjeux en Bosnie. On a été marqués par le nombre de lieux, de musées ou d’actions de mémoire qui reviennent sur l’expérience de la guerre. Il y a par exemple “les roses de Sarajevo” que l’on trouve un peu partout dans les rues de la ville : les marques des impacts d’explosifs laissés sur le sol et ayant tué au moins 3 personnes ont été peintes en rouge. On dirait des taches de sang qui rappellent à tous les passants qu’ils marchent sur le théâtre d’une tragédie récente. Le problème, c’est qu’il est encore rare de voir des projets mémoriels qui ne soient pas utilisés pour renforcer l’opposition entre les différents narratifs. Nous avons quand même découvert le War Childhood Museum, une vraie exception sur ce plan : le musée expose les objets ayant appartenu à des enfants pendant la guerre accompagnés des témoignages qui leurs sont liés. Cette démarche nous a vraiment émus parce qu’elle permet de prendre du recul sur l’expérience de ces enfants et sur celle de ceux qui subissent encore aujourd’hui les guerres, sans renforcer les clivages ethniques.
Un cadre de paix qui perpétue les divisions
Le cadre de paix en Bosnie-Herzégovine, appelé Accord de Dayton (ou Protocole de Paris), a été signé à Paris le 14 décembre 1995. Il a scindé la Bosnie en 3 entités : la fédération de Bosnie-Herzégovine (constituée de cantons croates et bosniaques, avec quelques communes mixtes), la Republika Srpska (où vivent presque tous les serbes de Bosnie) et le district de Brčko (petit territoire de statut neutre, géré en partie par un superviseur international mandaté par l’ONU). Les entités ont leur propre constitutions, gouvernements, drapeaux, parlement et assemblée, forces de police et système postal. Trois présidents, qui représentent les trois “peuples constituants” reconnus par la Constitution, alternent à tour de rôle à la tête de la présidence pour des périodes de huit mois. Quand on a rencontré Goran, le fondateur du Network for Peacebuilding, qui est un athée, il nous a bien confirmé que selon la Constitution il est considéré comme “Autre”. Jakob Finci, le leader de la communauté juive de Bosnie, nous a raconté qu’il avait dû faire appel à la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour avoir le droit de se présenter aux élections présidentielles.
Le modèle de gouvernement institutionnalisé par les Accords de Dayton, ethno-centré, élimine donc toute possibilité d’engagement civique centré sur l’individu ou sur un groupe qui ne se définirait pas comme ethnique. Pour un certain nombre de personnes qu’on a pu interroger, c’est le principal frein pour faire évoluer les mentalités en Bosnie aujourd’hui : “c’est comme une chape qui étouffe politiquement toute possibilité de faire des projets importants qui changent les choses et rapprochent les gens” nous a raconté Daniel, de Youth for Peace. C’est ce qui explique entre autre la passivité d’une grande partie de la société civile du pays : les différents niveaux de gouvernance ont dispersé l’autorité et il n’y a plus d’interlocuteur identifiable pour exprimer le mécontentement social. La corruption et le traumatisme de la guerre récente n’encouragent pas non plus les revendications politiques.
Quelle place pour la jeunesse en Bosnie ?
On a voulu s’intéresser plus particulièrement à la place de la jeunesse dans ce contexte compliqué. La majorité des jeunes souhaite partir du pays, leur taux de chômage avoisinant les 58%. Melina, une jeune bosnienne de 23 ans, psychologue spécialisée dans le traitement symptômes post-traumatiques, nous a longtemps parlé de ses ambitions et de celles de sa génération. Elle a choisi de rester, “parce que c’est chez (elle)”, mais elle comprend parfaitement le choix des jeunes en quête d’opportunités qui décident de construire leur vie à l’étranger. D’après les témoignages qu’on a reçus, pour ceux qui restent en Bosnie, ce n’est même pas une option de faire évoluer la situation parce qu’ils savent qu’ils n’auront pas la possibilité de changer les choses. La plupart des jeunes qui restent peuvent seulement se concentrer sur leur propre vie et essayer de la vivre le mieux possible avec les moyens qu’ils ont; l’engagement citoyen est une préoccupation très secondaire.
Il faut dire que l’éducation ne contribue pas à faire évoluer les mentalités. Le système éducatif est divisé entre des écoles bosniaques, serbes et croates qui suivent toutes un programme différent, en particulier en histoire. Comment peut-on espérer construire des liens ou des amitiés entre des jeunes qui ne grandissent pas ensemble, et qui n’apprennent pas la même histoire ? On a été particulièrement marqués par l’existence des “two schools under one roof” : des bâtiments scindés en deux, avec une école croate et une école bosniaque sous le même toit, dans lesquels les enfants entrent par des portes différentes, ne jouent pas dans la même cour et ne se croisent jamais malgré leur proximité. Heureusement, il existe de nombreuses initiatives d’éducation informelle, comme celles de Youth for Peace ou de Education for BiH, qui permettent à des jeunes de communautés différentes de se retrouver pendant des camps de vacance ou des séminaires pour partager des moments ou aborder les questions qui restent encore taboues dans le reste de la société.
L’interreligieux : un outil pour dépasser les clivages ethniques ?
En Bosnie, chaque ethnie a une religion correspondante et vice versa : les serbes sont en grande majorité orthodoxes, les croates catholiques et les bosniaques musulmans. Toutes les religions ont connu un regain de pratique à la suite de la guerre de 1992-1995 : on l’explique par la volonté de chacun de marquer son identification à un héritage ethnique et culturel. Dans un certain sens, ça renforce les oppositions parce que les partis politiques, notamment nationalistes, sont très liés aux communautés religieuses : ils utilisent des symboles et institutions religieuses pour leurs campagnes, et financent les communautés liées à leur appartenance ethnique. Dans un autre sens, cette correspondance entre les deux facteurs d’identités est peut-être un facteur d’espoir, parce qu’elle fait de l’interreligieux un levier très puissant pour répondre à d’autres enjeux de diversité : notamment les différences ethniques, culturelles et nationalistes. C’est ce sur quoi travaillent les responsables religieux membres du Interreligious Council of Bosnia-and-Herzegovina que nous avons eu la chance de rencontrer : ils forment des journalistes à traiter la diversité de manière positive dans les médias et utilisent leurs influences sur les communautés musulmane, catholique, orthodoxe et juive pour encourager les coopérations inter-ethniques.
On a été très marqués par la place particulière accordée aux juifs de Bosnie. La communauté est très ancienne mais très réduite : ils étaient 14000 avant la seconde guerre mondiale, mais il n’en reste aujourd’hui plus que 500, la plupart à Sarajevo. Le statut de relative neutralité des juifs pendant la dernière guerre leur a permis d’apporter une aide humanitaire importante aux citoyens pendant le siège : Jakob Finci nous a raconté qu’il a pu récupérer à plusieurs reprises les 4 laissez-passer (onusien, bosniaque, croate et serbe) nécessaires à la sortie de Sarajevo, qui ont permis d’évacuer plus de 3000 personnes dans des convois multi-ethniques et multi-religieux. La présence du responsable juif était nécessaire pour passer chacun des 36 check-points sur la route de Sarajevo à Split. Il nous a aussi décrit comment la communauté juive a travaillé avec un pharmacien palestinien pour distribuer des médicaments gratuitement pendant tout le siège. C’est l’une des raisons pour lesquelles les juifs de Bosnie sont aujourd’hui très respectés par toutes les communautés. Pour des français comme nous, ça a été une sacrée expérience d’entrer dans des synagogues devant lesquelles il n’y avait aucune sécurité, et d’entendre uniquement des paroles positives sur la communauté juive !
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On retient de notre expérience en Bosnie le sentiment qu’il y a un vrai fossé entre l’avancée politique du pays dans son rapport à la guerre ou à la diversité, et les expériences individuelles de ceux qui y vivent. A l’échelle nationale, les communautés sont toujours très divisées et les discours nationalistes restent victimaires et provocants. A l’échelle individuelle, les bosniens que nous avons rencontrés sont particulièrement résilients, et ont tous des histoires à raconter sur leurs liens d’amitié, de famille ou parfois de simple voisinage, avec les autres communautés. Même à propos de la guerre, pour laquelle le schéma général est évidemment celui de la division, nous avons entendu des dizaines de témoignages positifs qui montrent que le lien n’était pas complètement rompu entre les gens. Nous ne faisons pas ce constat pour nier les tensions du pays, qui sont évidemment très présentes, mais parce que la Bosnie nous a rappelé que même dans les situations où l’exclusion et la violence sont poussées à l’extrême, on trouve toujours des héros du quotidiens prêts à défendre la diversité et le partage. Une vraie leçon qu’on emporte avec nous pour la suite du voyage !