ArticlesSaison 5

Derrière la carte postale, la loi du silence

L’île Maurice. Rien qu’à l’évocation de ce nom, vous voyez déjà la plage, les cocotiers et le sable fin. Vous sentez la chaleur du soleil sur votre peau. Tout un imaginaire exotique voire exotisant, vous emporte, loin mais alors très loin de votre quotidien. Les premières paroles des actrices et acteurs de paix rencontré·es étaient souvent : “Maurice, c’est un paradis pour le vivre ensemble”, c’est un exemple, une société idéale, un eldorado. Cependant, depuis que j’ai 15 ans et que j’ai lu Candide, je sais que les Eldorado, c’est bien pour les contes mais ça n’existe pas. Alors, que cache l’île derrière le glacis de la carte postale ? Maurice est-il vraiment, “le paradis du vivre ensemble” dont on nous a tant parlé ? 

Une société multiculturelle où il fait bon vivre 

La société mauricienne a une incroyable diversité, aussi bien ethnique que religieuse. Personne ne vivait sur l’île avant l’arrivée des premiers colons français et de leurs esclaves vers 1715. Après la reprise de l’île par l’empire britannique et la fin de l’esclavage en 1835, un très grand nombre de “travailleurs engagés”, souvent indiens, sont venus labourer les champs de canne à sucre. Un travailleur engagé est un travailleur étranger à la colonie qui remplace la main d’œuvre servile. La religion hindoue est aujourd’hui pratiquée par les indo-mauricien·nes, descendant·es des engagé·es, et représente 49% de la population. Les chrétien·nes sont environ 32%, souvent des Créoles, des descendant·es d’esclaves ou des descendant·es des colons comme les franco-mauricien·nes ou des descendant·es des Britanniques. Les musulman·es sont 17% et sont majoritairement des indo-mauricien·nes sunnites. Il existe aussi des minorités bouddhistes, souvent sino-mauricienne, et baha’ies qui contribuent à cet éclectisme culturel. Les Mauriciens et Mauriciennes s’identifient presque tous et toutes à une religion, marqueur de leur identité. 

La société mauricienne est prospère et est une des plus démocratiques au monde. Pour beaucoup d’économistes, comme pour Joseph Stiglitz, elle est un modèle pour l’Afrique. Son système éducatif et de santé gratuit garantit l’égalité des chances de tous et toutes. Son économie est diversifiée, entre le tourisme, l’agriculture, le secteur des services et une fiscalité avantageuse qui attire les capitaux étrangers. La plupart des habitants et habitantes sont bi ou trilingues. Ils et elles parlent tous et toutes créole et bien souvent anglais et français en plus des langues de leur culture d’origine, notamment d’Inde. Les différentes communautés, qui se définissent généralement par leur religion et leur ethnicité, se côtoient de manière pacifique aujourd’hui. Par exemple, à Grand Baie, l’église et la mosquée partagent tour à tour leur parking pour les grandes fêtes de chacune. Pour le pèlerinage de Maha Shivaratri, une fête hindoue qui a lieu début mars où les fidèles convergent vers le temple de Grand Bassin, les habitants et habitantes qui ne sont pas hindoues accompagnent souvent leurs ami·es. 

Cette multiculturalité est célébrée, notamment par le Conseil interreligieux. Un des événements auquel nous avons participé sur l’île a été le visionnage d’un documentaire sur la diversité religieuse à Maurice. Le Conseil est lié à l’entité internationale Religions for Peace. Les paysages colorés de l’île étaient entrecoupés d’images de visages de Mauriciens et Mauriciennes aux faciès très différents. La diversité des habitants et habitantes était mise en avant à l’écran et le discours du premier ministre des îles, venu spécialement pour l’occasion, parlait du multiculturalisme de Maurice et de son slogan “l’unité dans la diversité”. Un film qui se voulait et se pensait positif. On a découvert que cette vision de “l’unité dans la diversité” est née dans les années 80’ et est inspirée de Nehru, ex premier ministre de l’Inde. L’État est séculier mais respecte les différentes communautés.

Les répercussions de l’esclavage et de l’engagisme sur la société mauricienne aujourd’hui

L’île connaît toutefois des défis sociétaux et des problèmes interethniques, liés à l’histoire, qu’il s’agit de mettre en lumière pour mieux les affronter. Dans nos entretiens, nous posions une question assez simple : “Quels sont d’après vous les grands défis de la société mauricienne ?”. Nous avons eu beaucoup de mal à mettre la main sur ces “grands enjeux”, ces “grands défis”. Il fallait passer du temps avec les personnes pour qu’elles se livrent, souvent en dehors de l’enregistrement. Nous avions un sentiment d’inachevé, comme si une “loi du silence” implicite, empêchait de mettre en avant les problèmes. Ces derniers pouvaient éroder la bonne image de l’île mais aussi faire resurgir des maux d’une société blessée. Alors, on ne s’est pas laissées décourager. Nous sommes parties des quelques détails que nous avons pu glaner, ça et là. 

Une date revenait plusieurs fois : 1999. Les émeutes de 1999 permettent justement de comprendre ce silence, comme un silence qui protège. Après la mort du rappeur Kaya en prison, qui appartient à la communauté créole, des émeutes se multiplient entre la communauté indo-mauricienne, souvent hindouiste, et la communauté créole, souvent chrétienne. Le bilan est finalement de cinq morts et de centaines de blessés. Le souvenir de ces violences reste très présent et on ressent que la situation actuelle est un statu quo. 

Aujourd’hui, entre les communautés hindoues et créoles, il existe un grand écart économique. Certains et certaines nous expliquent que tous et toutes les premier·es ministres à l’exception d’un seul, Paul Bérenger, sont issu·es de la  communauté hindoue depuis l’indépendance de l’île en 1968. Les personnes votent la plupart du temps pour des politicien·nes qui représentent leur communauté. Il n’y a plus de recensement sur l’île depuis 1982 et celui-ci fait de la communauté hindoue, la communauté majoritaire. Or, il a certainement eu des changements démographiques depuis, notamment en faveur de la communauté créole. La communauté créole, descendante des esclaves, est toujours l’une des plus discriminées et est marquée par le stigmate de la pauvreté. 

Les Créoles manquent aussi d’une politique de reconnaissance étatique. Toutes les populations sont reconnues par l’État sauf cette communauté qui fait encore partie de la “population générale”. Comme l’écrit Hubert Gerbeau, historien français, spécialiste de l’esclavage, “La population de Maurice est considérée comme comprenant une communauté hindoue, une communauté musulmane et une communauté sino-mauricienne ; toute personne qui, par son mode de vie, ne peut être considérée comme appartenant à l’une de ces trois communautés, est réputée appartenir à la population générale, laquelle forme elle-même une quatrième communauté”.  Ainsi, les Créoles contestent cette classification qui efface leur identité alors que le slogan de l’île est “l’unité dans la diversité”. Au fil de notre étude et de nos lectures, les fractures ethnico-économiques étaient de plus en plus palpables. D’après la chercheuse Julie Peghini, qui a écrit un livre intitulé Île rêvée, île réelle, Le multiculturalisme à l’île Maurice, “l’unité dans la diversité” “se présente toujours comme une manière d’ajuster en permanence les distinctions communautaires”. Ainsi, l’unité tant rêvée et prônée serait plutôt à construire. 

Les défis actuels dans un monde mondialisé 

Aujourd’hui, comme partout dans le monde, la société mauricienne se polarise. Pour un professeur à l’université avec lequel nous avons réalisé un entretien : “Les tensions en Inde ont des répercussions, un impact à Maurice. Les phénomènes de populisme, de nationalisme qu’on retrouve partout sur Terre, sont aussi sur l’île.” Nous avons compris que des nationalistes hindous peuvent être virulents sur l’île mais il nous a fallu quelques entretiens pour mettre la main sur le nom de l’organisation. Il s’agit de “Voice of Hindoue”, une minorité qui partage l’idéologie ethnonationaliste de Hindutva, prônée notamment par le premier ministre Modi en Inde. Une idéologie raciste qui pense la supériorité des hindous sur les autres humains. Cette tension est donc latente et les hiérarchies sociales s’incarnent dans des détails qui n’en sont pas vraiment. Des mots injurieux servent toujours aux communautés pour se désigner entre elles. Les langues, nous avoue un activiste, sont hiérarchisées. On préfère le français et l’anglais pour les discussions officielles, quand le créole que tout le monde parle couramment sur l’île est dévalorisé, “marqué par le sceau de l’esclavage et de l’engagisme” explique un article du Monde diplomatique. Un de nos enquêtés raconte notamment qu’il choisit la langue qu’il utilise en fonction de la situation et de son interlocuteur. 

La littérature, d’après la chercheuse/l’anthropologue Catherine Servan-Schreiber, donne quelques pistes sur les tabous sociétaux mauriciens. ”L’œuvre contemporaine d’Ananda Devi explore les blocages et les tabous de la société indo-mauricienne comme celui de la rencontre amoureuse hors de sa communauté d’origine et celui de la relation homosexuelle.” Nous avons en effet entendu de nombreuses fois des mots comme “l’enjeu des mariages interreligieux”. Cela met peut-être à mal ces divisions ethnico-religieuses de communautés qui, souvent, s’ignorent. Le sujet des droits des personnes homosexuelles et la sexualité, nous l’avons aussi découvert par un film réalisé par un Mauricien chez qui nous avons logé. Il expliquait qu’une manifestation en faveur des droits des personnes LGBT avait été notamment attaquée par certains groupes religieux. 

Finalement, la meilleure métaphore qu’on nous ait donnée pour décrire cette situation multiculturelle était celle de l’arc-en-ciel. La diversité est présente sur l’île mais à tout moment, cette harmonie peut disparaître. L’arc-en-ciel est bien éphémère et il s’agit d’en prendre soin. 

Sortir des tabous et prendre soin du vivre-ensemble mauricien 

Pour dépasser les grands défis de la société mauricienne, souvent passés sous silence,  les membres des organisations interreligieuses nous ont parlé de plusieurs solutions et conseils. Eddy nous a donné une première piste. Il  est engagé dans le conseil interreligieux de l’île et nous a dit qu’il fallait passer “d’un dialogue poli à une conversation profonde et vraie”. Aujourd’hui, le silence est vu comme un pansement salutaire quand la parole peut, semble-t-il, faire trembler la société. Il est donc temps de renverser cette causalité. Il est persuadé que plus les choses difficiles seront dites de manière franche, plus la société mauricienne pourra s’élever au-dessus des miasmes de tensions intercommunautaires. 

Ensuite, la seconde piste est la création d’une histoire commune. Aujourd’hui, chaque groupe ethnique a ses dates et ses mémoriaux. Comme l’écrit la chercheuse Anouk Carsignol-Singh : “Malgré sa quête d’unité nationale, le pays tient avant tout à ce que ses composantes restent distinctes, au risque d’une ethnicisation du patrimoine insulaire et de la mémoire collective, qui va de pair avec une politisation des identités.” Chaque groupe ethnico-religieux a donc son histoire et son patrimoine. Les descendant·es des travailleurs engagés ont leur monument, le Aapravasi Ghat et les descendant·es d’esclaves ont le Morne Brabant. Rappelons qu’en 1935, les engagés, jusqu’alors dénigrés comme « coolies », sont redéfinis comme « pionniers », « colons » ou « bâtisseurs d’empire » pour satisfaire l’idéologie nationale de la population majoritaire. Il s’agit donc de trouver du commun entre l’histoire de l’engagisme et de l’esclavage, qui sont pourtant assez semblables pour ne pas créer de concurrence de mémoire mais plutôt une coexistence. 

Enfin, pour créer du commun, la société mauricienne a besoin, semble-t-il, d’espaces de rencontres. C’est peut-être en permettant les rencontres entre ses différentes communautés que Maurice pourra sortir de ces troubles identitaires et de cette loi du silence. Comme le dit Allia, engagée au sein du Conseil Interreligieux de Maurice et du Centre Des Dames Mourides, le grand problème de la société mauricienne, c’est que les gens ne se connaissent pas. Pour elle, “le dialogue interreligieux, ce n’est pas un slogan, c’est quelque chose que je vis, c’est comme ça que j’élève mes enfants.” Il faudrait, d’après cette actrice de terrain, dépasser le slogan de “l’unité dans la diversité” pour vivre concrètement, au quotidien, cette rencontre avec des personnes d’autres communautés. Dépasser les clivages, les frontières entre les groupes ethniques, c’est aussi permettre la création d’un commun possible pour cette société mauricienne qui se polarise. 

Conclusion 

Comme l’écrit le journaliste Jean-Clément Cangy, “158 ans après l’abolition de l’esclavage, une bonne partie des descendant·es d’esclaves aujourd’hui est toujours prisonnière de la misère, et constitue pour majeure partie les exclus de la société, la sous-humanité mauricienne. C’est une réalité occultée par les gouvernements de l’Église et de l’État.” Si Maurice veut se muer en vrai Eldorado du vivre ensemble, les îles ne peuvent faire donc fi des problèmes. Même si Maurice est aujourd’hui un modèle en ce qui concerne son État providence et sa démocratie, elle semble manquer d’une réelle politique de cohésion sociale, qui guérisse les maux de sa société divisée. Or, l’île a plus que jamais besoin d’être unie, notamment car elle connaît des risques environnementaux accrus avec un retour des cyclones et des marées noires dévastatrices. Sans entraide, sans cohésion sociale, la résilience de l’île est en péril. 

Bibliographie

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