ArticlesSaison 5

Des jeunes qui agissent contre la ségrégation spatiale au Cap

Nous avons découvert le Cap, en plein mois de janvier, les étoiles dans les yeux. Cette ville regorge d’un patrimoine naturel époustouflant entre la montagne de la Table, le Cap de Bonne Espérance et la plage de Camps Bay. Seulement, quand nous marchions au bord de l’eau, l’espace semblait réservé aux populations blanches, nous pouvions être dans une ville portuaire anglaise, cela n’aurait pas vraiment été différent. Nous nous sommes alors assises au restaurant avec Salwah, une amie coloured, métissée. Elle s’y est sentie tout de suite mal à l’aise car sa couleur de peau détonnait dans le paysage. À l’inverse, quand nous nous promenions avec notre amie Xola à Langa, un ancien bidonville, un township réservé sous l’apartheid aux populations noires, les habitants et habitantes du quartier étaient surpris·es de voir quatre femmes blanches dans les rues. C’était à notre tour de ressentir ce malaise. Nous n’étions pas à notre place. Ces sensations de gêne nous permettaient de comprendre l’un des plus grands défis de l’Afrique du Sud : l’apartheid, bien qu’aboli dans la loi, est encore présent dans les faits. La ségrégation spatiale, cette séparation au cœur de la ville entre les communautés suivant leur revenu ou leur ethnie, est en effet presque le synonyme de la ville du Cap. Dans le pays le plus inégalitaire du monde d’après la Banque mondiale, les rencontres au Cap entre les populations aux origines ethniques différentes sont presque devenues impossibles. Si chacun·e est dans son coin, si chaque jeune va dans une école qui lui est propre, il semble difficile de créer du commun et d’avancer ensemble pour changer la société. Alors, comment les acteurs et actrices de terrain essaient de faire évoluer les choses face à la ségrégation spatiale ? Est-ce que l’outil interconvictionnel et interreligieux peut aider à faire face à la division de la ville du Cap ?

Un constat partagé : Le Cap, l’architecture parfaite pour l’apartheid 

Pour dépasser nos premières impressions et comprendre cette ségrégation spatiale, nous avons réalisé dix-sept entretiens de plus de deux heures avec les actrices et les acteurs de paix. Pour beaucoup, le Cap est la ville “la plus réussie de l’apartheid”, “l’exemple le plus abouti de cette politique raciste”, en ce qu’elle empêche les groupes ethniques de se rencontrer. Essayez d’imaginer : une autoroute, la M3, coupe la ville et sépare d’une part un espace en bord de mer, le waterfront et le centre ville, et d’autre part les townships et les quartiers défavorisés des Cape Flats. Les habitant·es des townships, si elles et ils ne disposent pas d’une voiture, ne peuvent pas se rendre dans d’autres quartiers. Cette autoroute, c’est une frontière physique et symbolique entre les populations noires, métisses, asiatiques et les populations blanches. L’apartheid a plus que laissé des traces : il a figé dans le paysage, dans la géographie, les limites de la rencontre. Cette division entre les quartiers a des conséquences directes sur l’avenir de ses habitant·es. Naître à Elsie’s River, banlieue réservée aux personnes de couleur sous l’apartheid, c’est avoir une chance infime d’accéder à une éducation supérieure et de sortir de la précarité. Alors, face à ce constat spatial et social, face à ce cloisonnement géographique, nous avons essayé de découvrir des espaces de rencontre, à contre-courant.

L’interreligieux au service de la mixité et de la rencontre 

La première étape pour défier les règles établies par cette géographie est de créer des espaces de dissidences, des espaces de rencontre. C’est ce que réalise Marlene Silbert qui a créé un programme incontournable dans le réseau interreligieux au Cap, pour permettre aux enfants des différents quartiers de se rencontrer. Marlene a commencé son activisme en étant une militante anti-apartheid, dès l’université. Des opposant·es de l’ANC, Congrès National Africain, trouvaient refuge chez elle avant qu’elle ne se fasse repérer par la police. Son programme pour les jeunes commence par un camp d’été interconvictionnel et interreligieux entre des enfants de sept écoles différentes. Les jeunes sont environ trois par établissement scolaire. La carte scolaire dépendant de la ségrégation socio-spatiale, les enfants sont de milieux très différents. Les jeunes des townships sont majoritairement Xhosas et chrétiens, les enfants Coloured plutôt musulmans et les enfants du centre ville, des Afrikaners sont chrétiens ou juifs.

L’existence même de ce camp d’été interreligieux est un défi en soi puisque les enfants ne parlent pas forcément la même langue : certain·es parlent anglais, afrikaans des quartiers coloured, afrikaans du centre ville ou encore la langue xhosa. Les facilitateurs et facilitatrices du camp doivent donc composer avec la diversité et permettre un échange entre des jeunes qui ne peuvent parfois pas se parler. Le camp d’été qu’elle a mis en place se déroule en trois étapes. Le premier jour porte sur l’identité. Les questions sont simples : “Qui je suis ?” “D’où je viens ?” “En quoi je crois ?” C’est un moyen pour les animateurs et animatrices de faire prendre conscience aux enfants qu’ils et elles ont beaucoup des points communs et qu’ils et elles ne sont pas si opposé·es. 

Le deuxième jour, le sujet principal est l’altérité : “Qui sont les autres par rapport à moi ?” ; “Quelles sont les différences ?” Cette étape est cruciale, car elle permet à l’enfant de comprendre sa place dans le monde vis-à-vis des autres. Cette journée incarne particulièrement bien le le concept philosophique de l’Ubuntu sudafricain : “Je suis parce que tu es.” comme l’écrit Desmond Tutu. L’identité de chacun·e ne se définit en aucun cas par un soi coupé du monde mais par une identité qui se construit par et grâce à l’autre. La prise de conscience des différences entre les enfants passe par des jeux très connus de l’éducation populaire, comme le jeu des “épingles”. L’équipe d’animation va énoncer des phrases et si cette phrase correspond à la réalité de l’enfant, alors il ou elle ajoute une épingle à une corde. Par exemple, la phrase peut être : “Mes parents ont une voiture.”, “J’ai ma propre chambre.”, “Je mange trois fois par jour.”. Bien souvent, certains enfants mettent toutes les épingles sur la corde et d’autres n’en mettent aucune. Cela permet alors d’amorcer une discussion sur les inégalités sociales et les privilèges. Marlene, les animatrices et animateurs, provoquent ainsi une rencontre qui n’est pas seulement superficielle mais qui suscite la réflexion. L’interreligieux ne sert donc pas qu’à créer une mixité sociale au cœur de quartier ségrégué, mais à permettre une prise de conscience des inégalités et des injustices qui persistent en Afrique du Sud, pour que les jeunes agissent à leur tour, et c’est pour cela que le camp ne s’arrête pas là. 

Prendre conscience des différences pour agir sur le terrain

Le troisième jour porte donc sur la capacité que chaque jeune a, en elle et en lui, pour changer les choses, pour devenir un acteur ou actrice du changement. La force de ce camp est qu’il conduit les enfants à comprendre qu’à leur échelle, ils et elles peuvent agir. L’équipe d’animation encourage les jeunes à identifier les problèmes au sein de leur école et à réfléchir à des solutions. Cela rejoint le slogan de l’association The Justice Desk qui forme des jeunes à devenir des leaders dans leur quartier, car d’après l’organisation : “Everyone can be an everyday Activist”, “Tout le monde peut être un·e activiste au quotidien”. Si j’ai la conviction profonde que les femmes et les hommes sont né·es égaux et égales, alors je dois agir en ce sens. Mes identités, mes convictions doivent influer sur mon comportement. C’est là, la force de l’Ubuntu qui s’incarne dans le programme de Marlene en ce troisième jour. L’Ubuntu n’est pas seulement un concept sur l’être, il implique une éthique du comportement. Les synonymes d’Ubuntu sont la gentillesse, la compassion, le respect et l’attention envers autrui. Le concept d’Ubuntu agit donc sur nos attitudes vis-à-vis des autres. Les jeunes du camp prennent conscience de leur capacité d’agir, leur capacité à pouvoir changer les choses. Ce troisième jour n’est en aucun cas un achèvement mais un début, le programme continue tout au long de l’année grâce à cette base. Cette étape permet aussi un tournant presque philosophique. Il permet de passer du “je” au “nous”. J’agis avec les autres, parce que j’ai des convictions propres, pour une cause commune qui nous rassemble. Cette sortie d’une identité fermée sur elle-même, que le philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle le “tribalisme”, c’est-à-dire, “cet enfermement, cette obsession des identités” se fait donc pour la justice. Grâce à ce camp de jeunes, Marlene permet aux enfants d’exprimer leur identité tout en sortant de ce “tribalisme”, cette identité rationnelle, ethnique et figée notamment par l’histoire de l’Afrique du Sud, pour qu’ils et elles comprennent leur interdépendance avec tous et toutes. 

Que faire ?

Une fois toutes ces étapes passées, nous voulions rencontrer des jeunes pour qui ce camp a eu une grande importance. Nous avons tout d’abord discuté avec Imaad. Après ce camp, Imaad a  créé un “Peace Club” au sein de son lycée pour écouter chacun et chacune sur leurs problèmes. Avec ce club interreligieux, ses camarades ont pu mettre en évidence les problèmes de sexisme et de discriminations selon la classe sociale au sein de l’école. Pour la journée des femmes, les filles de l’école se sont exprimées sans que les garçons n’interviennent. Le club est devenu un véritable espace de confiance, où les jeunes peuvent parler sans tabou des questions de genre, de sexualité alors qu’ils et elles grandissent parfois dans des environnements très conservateurs. Ce groupe est reconnu par la communauté éducative et encourage l’ensemble des élèves à y participer. Aujourd’hui, Imaad est à l’université, facilite à son tour le camp de jeunes et est un activiste multi engagé. Il dirige la plus importante organisation de tutorat de l’université du Cap et agit au sein d’une association qui travaille sur l’autonomie financière des étudiant·es. Agir contre la ségrégation sociale pour Imaad, c’est donner à tous et à toutes les clés de la réussite. 

Nous sommes aussi allées voir Sarah, qui a participé à ce camp de jeunes lorsqu’elle avait 16 ans et en a aujourd’hui 28 aujourd’hui. Elle nous explique que beaucoup de jeunes agissent au sein de l’interreligieux et l’interconvictionnel mais manquent parfois de quelques ressources et outils. C’est pourquoi Sarah travaille aujourd’hui pour URI, un réseau international d’initiatives interreligieuses, spécifiquement pour les jeunes. Par exemple, elle met en place chaque mois des “Youth Connection Café” qui permettent aux jeunes engagé·es dans l’interreligieux dans le monde entier, et notamment en Afrique du Sud, de se rencontrer en ligne. Donner l’opportunité à des jeunes de créer un réseau, c’est leur offrir un “capital social”, c’est-à-dire des connaissances partout dans le monde. Or, ce capital spécifique fait défaut quand ces jeunes n’appartiennent pas aux classes supérieures mondialisées. Sarah a compris les effets de la ségrégation spatiale pour mieux les déjouer, pour essayer, à son échelle, de donner des opportunités à tous et toutes. 

Conclusion 

Sarah, Xola, Babalwa, Loren, Izzy, Imaad, tous et toutes ces jeunes rencontré·es lors de nos entretiens, incarnent ce combat pour une Afrique du Sud inclusive et mixte. Le simple fait qu’ils et elles soient aujourd’hui ami·es grâce à ce camp, est un rempart contre les divisions sociales actuelles et futures. Le camp de jeunes interreligieux de Marlene, le concept d’Ubuntu m’ont aussi beaucoup interrogée sur ce qu’est une identité propre à chacun et sur le commun, sur l’universel. Qu’est-ce que mon identité par rapport à l’autre ? Comment trouver une base commune, un universel quand nous grandissons dans des quartiers, des lieux, des camps politiques même que tout oppose ?

Ces jeunes ont trouvé une réponse que je trouve sublime. Ils et elles agissent contre la ségrégation spatiale, et par là, grâce à leurs actions collectives, construisent l’universel, le commun. Ainsi personne n’impose à l’autre une vision figée de l’universel, ce que  Souleymane Bachir Diagne appelle “l’universalisme de surplomb”, qui part d’un groupe pour un autre, un commun qui serait imposé de l’extérieur. Le groupe crée un universel, un commun en devenir grâce à la richesse de leurs diversités, sociales, ethniques et géographiques. C’est ce qu’écrit très poétiquement Aimé Césaire dans une de ses lettres en 1950 :  Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers.” 

SOURCES 

Sur la ségrégation spatiale : 

Sur la philosophie de l’Ubuntu : 

Pour nous aider à sortir d’une philosophie occidentale : 

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