Bienvenue aux Fidji, un pays du Pacifique composé de 322 îles, dont seulement un tiers est habité aujourd’hui. Si les Fidji sont mondialement connues et reconnues comme un lieu paradisiaque recherché par les touristes, il serait dommage de les réduire à leurs plages dorées et à leurs infinis palmiers: à côté des resorts fermés et autres hôtels de luxe se construit une nation à l’histoire riche où la diversité ethnique, religieuse, géographique et économique se développe depuis plusieurs siècles.
Ethnicité, politique et construction postcoloniale aux Fidji
La société et la vie politique fidjiennes semblent polarisées entre deux groupes ethniques majoritaires dans le pays : les fidjiens, dont les ancêtres seraient présents sur l’île depuis environ 3500 ans, et les indo-fidjiens, descendants d’ouvriers venus d’Inde et réquisitionnés par les autorités coloniales britanniques pour venir travailler dans les plantations de canne à sucre à la fin du 19ème siècle. Ces derniers représentent aujourd’hui près de 40% de la population du pays, et leur histoire contemporaine est marquée par de nombreuses discriminations.
Si l’arrivée des indo-fidjiens a été motivée par un besoin de main d’œuvre agricole, l’accès à la propriété de la terre leur a longtemps été absolument impossible. Il était réservé aux autochtones fidjiens et, sous certaines conditions, aux colons britanniques. Cette raison, et une appétence culturelle pour le commerce, expliquent que les indo-fidjiens se soient rapidement détournés de l’agriculture après l’indépendance du pays en 1970, pour occuper la majorité des postes du secteur tertiaire. Aujourd’hui, ils dominent l’économie de service et possèdent toutes les grandes entreprises du pays, quand les fidjiens restent attachés à la culture des fruits et de la canne à sucre. Cela entraîne souvent un déséquilibre économique et de grandes inégalités du niveau de vie entre les citoyens fidjiens et indo-fidjiens. Pourtant, c’est la question du rapport à la propriété de la terre qui continue d’être au cœur de la scène médiatique et politique, et de cristalliser les tensions entre les deux communautés ethniques majoritaires.
Cette polarisation reste très sensible sur le plan politique : les plus grands partis nationaux sont construits sur des bases ethniques et les communautés fidjiennes et indo-fidjiennes votent pour des listes et des candidats qui représentent en priorité leurs intérêts. Cela entraine une forte instabilité, illustrée par les 4 coups d’État qui sont survenus depuis l’indépendance, tous motivés par des conflits interethniques. La nouvelle Constitution du pays a introduit depuis 2013 l’obligation de présenter des listes électorales sans aucune distinction ethnique, mais ce symbole politique ne vient pas à bout de la polarisation entre les deux communautés majoritaires. Le temps de notre séjour, nous avons dormi chez un couple indo-fidjiens puis nous avons été hébergés chez une famille fidjienne, et nous avons senti l’ampleur des préjugés qui existent dans chacun des deux groupes : nous avons entendu d’un côté que les fidjiens étaient paresseux, ne souhaitaient pas travailler et s’accrochaient à leur présence ancestrale et à la propriété de la terre pour assurer des revenus sans efforts. De l’autre côté, de nombreuses théories accusaient les indo-fidjiens de vouloir prendre le contrôle sur un pays et des terres qui ne leurs appartiennent pas, et de vouloir dominer les populations fidjiennes sur les plans économiques et politiques.
Au-delà des clivages ethniques, un fort respect interreligieux
Aux Fidji, les lignes de divisions ethniques recoupent bien souvent des différences religieuses. La plupart des fidjiens sont aujourd’hui chrétiens depuis plusieurs générations, et appartiennent à de multiples églises, anglicanes, évangéliques, catholiques, méthodistes, adventistes du septième jour ou autres. Les indo-fidjiens sont majoritairement hindous, mais on trouve aussi parmi eux de conséquentes minorités musulmanes ou sikhs. La société fidjienne est extrêmement croyante, et la religion occupe une place essentielle dans la vie de la plupart de ses citoyens. Malgré les clivages ethniques, nous avons rapidement constaté que le respect de toutes les pratiques religieuses était très présent, et l’interconnaissance particulièrement développée.
Nous avons eu la chance d’interviewer Maria, jeune enseignante dans une école de Nadi. Elle nous a expliqué que les fêtes religieuses de toutes les communautés majoritaires étaient inscrites dans le calendrier national, y compris à l’école. Il y a donc des jours fériés pour Pâques et Noël, mais aussi pour Diwali ou pour le Mawlid (l’anniversaire du Prophète Mohammed) par exemple. Cela ne concerne que les dates qui sont fixes d’un an sur l’autre : le ramadan, par exemple, n’est pas inclus pour cette raison, même si tout le monde est en droit de s’absenter pour le célébrer. Maria nous a confié que souvent les personnes de différentes religions s’invitent entre elles pour les fêtes, elles connaissent donc bien leurs coutumes et traditions respectives. Ces jours fériés sont aussi l’occasion d’expliquer leur signification à l’école, pour enseigner les base des différents credos aux jeunes fidjiens : « dans mon école par exemple, nous n’avons pas d’élèves musulmans mais nous faisons toujours un cours pour expliquer le Mawlid ou l’Eid. Comme ça, quand les enfants seront au contact de musulmans, ils auront des bases de connaissance sur l’islam » nous a expliqué Maria.
Malgré leurs divergences, les différentes communautés ethniques des Fidji se retrouvent donc dans derrière un même respect des traditions religieuses et spirituelles. Nous avons eu un exemple de cette ouverture à l’interreligieux au sein même de la famille qui nous a accueilli pendant une semaine à Nadi. Ils étaient chrétiens très pratiquants, et ont tout de même demandé à chacun des membres de notre équipe de bénir la nourriture à sa manière chaque jour de la semaine. Pour notre dernier dîner ensemble, ils sont allés faire des courses et nous ont fait la surprise de cuisiner de la viande halal pour qu’Abderrahim puisse partager le même repas. Au cours de la discussion, nous avons pu noter qu’ils avaient beaucoup de connaissances sur les pratiques musulmanes. En revanche, la non-croyance, l’athéisme ou l’agnosticisme se trouvent totalement en dehors du cadre de pensée de la plupart des fidjiens. Nous n’avons fait face à aucune intolérance sur cette question, mais à quelques incompréhensions, dues probablement à la méconnaissance de ces spiritualités sans Dieu, qui n’existent pas dans la société fidjienne.
L’interreligieux au service des avancées sociétales et environnementales
La place de la religion dans la société des Fidji en fait un fort outil de mobilisation dans le cadre des grands défis contemporains rencontrés par le pays.
L’un des principaux chantiers politiques défendus par le gouvernement est aujourd’hui l’élimination des violences et discriminations à l’égard des femmes : c’est la raison notamment pour laquelle un Ministère du droit des femmes, des enfants et de la lutte contre la pauvreté a été crée. La société fidjienne est extrêmement patriarcale, et le taux de violence domestique et de féminicides est malheureusement en constante progression. C’est donc un sujet sur lequel l’influence des responsables religieux peut être mobilisée, et c’est ce à quoi travaille la House of Sarah que nous avons eu la chance de rencontrer à Suva. Depuis 3 ans, l’organisation a crée le « Women of faith », un groupe de femmes chrétiennes, hindous, musulmanes et sikhs qui se réunissent chaque mois pour aborder la thématique des violences de genre. Elles ont proposé à des responsables religieux de toutes leurs communautés respectives d’apparaître à la télévision et au cinéma pour dénoncer ces violences puis ont publié un calendrier avec les photos de tous ces responsables religieux, et une phrase rappelant que les violences de genre sont des péchés. Ce calendrier a été distribué deux années de suite dans des églises, des bureaux et chez des particuliers.
Une seconde thématique, que nous avons perçue au cœur des préoccupations quotidiennes des fidjiens, est la lutte contre les changements climatiques. Politiquement, les Fidji sont très engagées sur la scène internationale pour promouvoir une transition écologique : c’est notamment la raison pour laquelle le Premier Ministre fidjien avait obtenu la présidence de la Cop 23 en 2017, une grande cause de fierté nationale. La pertinence d’une coopération interreligieuse sur cette question est évidente, puisque la justice climatique est une thématique qui touche toutes les communautés et tous les individus, sans distinction ethnique ou religieuse. Lors de notre séjour, nous avons rencontré James, le secrétaire-général de la Pacific Conference of Churches, qui est le plus grand mouvement œcuménique du Pacifique. Il nous a parlé du nouveau programme lancé par son organisation, intitulé « Green Church », grâce auquel il encourage les différentes églises du pacifique à utiliser leurs vastes terrains pour se lancer dans des actions de culture hydroponique. L’idée lui a été inspirée par une pratique déjà mise en place depuis quelques mois par la communauté musulmane de Suva, avec qui il souhaite renforcer la coopération à l’avenir. Les musulmans et chrétiens de la région seront donc encouragés à travailler ensemble sur une réponse écologique à apporter à ce problème qui les concerne tous.
Les spiritualités ancestrales fidjiennes et leur rapport à la terre face à la vulnérabilité climatique
Si la justice climatique occupe une telle place dans les préoccupations des Fidjiens, c’est en partie parce que leur spiritualité ancestrale est très liée à la terre et au lien avec les éléments organiques qui la composent. La plupart des dieux qu’ils vénéraient originellement sont des animaux, des légumes, des arbres ou des éléments naturels. Aujourd’hui encore, les fidjiens tirent une grande partie de leur identité de la terre sur laquelle ils ont vu le jour : « dans la plupart des îles du Pacifique, lorsqu’on naît, on enterre le cordon ombilical dans les racines d’un arbre pour signifier qu’on est enraciné dans sa terre. Vous imaginez ce qu’il arrive à des gens qui ont une connexion aussi spirituelle avec leur terre et qui doivent la voir disparaître ? C’est leur identité qui disparaît » nous a affirmé James. En effet, la montée des océans, l’érosion costale et de nombreux incidents climatiques menacent aujourd’hui plusieurs villages aux Fidji, qui doivent être déplacés vers l’intérieur des terres pour prévenir leur disparition dans les années à venir. La Pacific Conference of Churches travaille à l’échelle mondiale avec les représentants de différentes communautés religieuses pour mener un plaidoyer politique sur le sujet des réfugiés climatiques. Elle utilise l’influence des responsables religieux pour sensibiliser à la situation critique et à la vulnérabilité extrême vécues par de nombreux citoyens dans le Pacifique. L’organisation s’engage également dans des actions de recherche auprès des communautés les plus touchées par ces changements climatiques, pour déterminer leurs attentes et les accompagner au mieux dans leur processus de relocalisation, sur les plans culturels, psychologiques et spirituels.
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Notre expérience aux Fidji a été marquée par la rencontre d’une famille exceptionnelle, qui nous a accueillie comme ses propres enfants. Nous avons partagé leur quotidien pendant plus d’une semaine, nous avons préparé des repas et mangé ensemble, nous avons fait des siestes sous le manguier et parlé sport, religion, couple, cuisine et traditions, nous avons assisté à deux messes et un mariage, en famille. C’est en premier lieu à travers leurs yeux que nous avons découvert la société fidjienne, ses paradoxes, ses inquiétudes et ses aspirations. Notre expérience des Fidji reste donc profondément attachée à leur rencontre, et c’est certainement cet exemple interculturel et interreligieux que nous retiendrons le plus.