ArticlesSaison 5

Le pouvoir de l’art. Quand l’art est au cœur des résolutions de conflits en Ouganda

Les images de Davide Martello, jouant sur un piano construit de ses mains à la frontière polonaise, ont fait le tour du monde. Là où transitent chaque jour des milliers d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes chassé·es de leur pays par la guerre, la mélodie leur permet d’oublier alors, quelques instants, les atrocités de leur quotidien. Comme si la musique, bien qu’impuissante face aux bombes, pouvait apaiser les souffrances. Elle permettrait de nous divertir, de nous évader un moment, voire de nous faire voyager. Toutefois, ne faut-il pas espérer et exiger plus de l’art ? C’est là tout l’enjeu de notre enquête. Pendant tout notre voyage d’étude, nous sommes allées à la rencontre d’initiatives qui se servent de l’art pour construire des ponts entre des personnes aux identités plurielles, pour construire des sociétés plus justes et inclusives que ce soit par la musique, la littérature, le théâtre ou encore le dessin et la peinture. Du Brésil, à l’Australie, en passant par le Mexique et Israël et la Palestine, l’art était partout. Un art engagé, un art qui dénonce, un art qui se bat pour la reconnaissance, un art politique. Un pays nous a particulièrement touchées car il a trouvé des réponses étonnantes et profondément inspirantes, c’est l’Ouganda. Alors, quelles sont ces solutions innovantes ? Comment l’art peut-il devenir un réel outil pour la construction de sociétés plus justes et résilientes ?

Prévenir les tensions interreligieuses par la musique

Après cinq heures de route pour nous rendre à Mbale à l’est de l’Ouganda, nous sommes arrivées dans la ferme de JJ Keki. JJ est producteur de café et a créé une coopérative appelée Mirembe Kawomera, c’est-à-dire “Paix délicieuse”, avec les habitants et habitantes de son village. Il fait partie de la communauté juive des Abayudaya qui regroupe environ 2000 à 3000 personnes. Dans son village, il y a une majorité de musulman·es et quelques chrétien·nes. En 2001, il se rend à New York et voit se détruire devant lui, les tours du World Trade Center. À des milliers kilomètres de chez lui, il a un déclic. Il doit agir avec les habitant·es de son village pour que la haine ne gagne pas la population. L’Ouganda est aujourd’hui un relatif oasis de stabilité mais cela n’a pas toujours été le cas. Les guerres religieuses entre chrétien·nes ont fait de nombreux morts et encore aujourd’hui, les groupes terroristes réalisent des attentats meurtriers. Alors, JJ va à la rencontre de ses voisin·es musulman·es et chrétien·nes pour prévenir l’avènement potentiel de ces violences. Ensemble, ils et elles se disent qu’il faut faire quelque chose et décident de créer une musique commune. JJ Keki a donc sorti un album de chansons inspirantes et multilingues écrites et interprétées par des producteurs et productrices de café, des musiciens et musiciennes du village, avec des instruments traditionnels. Cette expérience les a conduit ensuite à mettre en commun leur production de café afin de créer une réelle résilience économique. L’art, la musique sont alors un premier pas qui les a rassemblé·es mais c’est aussi la raison pour laquelle ils et elles se connaissent aujourd’hui et partagent des intérêts communs. Se réunir autour de la musique, c’est partager bien plus qu’une conversation, c’est éprouver des émotions communes. Quand j’ai écouté JJ chanté et joué la prière de Lékha Dodi, l’accueil de chabbat; j’ai eu des frissons. J’ai ressenti un profond sentiment profond d’euphorie, de cohésion. Mes poumons se sont gorgés d’un air chaud et vivifiant. Ici, entre ces Ougandais et Ougandaises, la musique a permis une expérience commune et c’est peut-être un des meilleurs remparts contre la montée des haines : avoir des souvenirs qui nous rassemblent.

Pour endiguer la montée des groupes terroristes et permettre une meilleure cohésion sociale à Kampala, d’autres ont choisi le théâtre ou encore la danse. Jaffar, de l’association AFFCAD agit au sein du bidonville de Bwaise à Kampala. Son organisation s’est rendue compte que pendant les inondations les habitant·es blâmaient souvent les habitant·es d’une autre religion et que les groupes terroristes profitaient des clivages religieux pour recruter. Alors, l’AFFCAD a lancé une campagne qui utilise la danse et le théâtre pour changer l’état d’esprit des jeunes et créer plus de cohésion sociale. Pour Jaffar, la “musique, c’est comme une nourriture pour les jeunes”, elle est essentielle à la vie et c’est ce qui les fait sentir bien. Trop souvent, dans les mondes militants, on pense et on vit l’activisme comme un devoir moral difficile, si bien qu’on parle souvent de “fatigue militante”, de “burn-out militant”. Le monde autour de nous, les images des évènements à la télévision ou sur les réseaux sociaux nous épuisent. La joie de JJ Keki et de sa musique communicative, la réponse par la danse et le théâtre de l’AFFCAD nous rappelle que justement la résilience se construit à l’échelle locale et l’art est un ingrédient clé. JJ a réussi son initiative : dans son village, tout le monde se connaît et s’entraide. Par exemple, chaque communauté subventionne et participe financièrement à la construction des lieux de culte des autres. Carla Bergman et Nick Montgomery ont justement publié un livre qui parle de cette “joie militante”. Pour elle et lui, “La joie, […] renvoie à notre capacité à affecter et être affecté·es, à prendre activement part à la transformation collective, à accepter d’en être bouleversé·es.” Ainsi, JJ Keki et Jaffar proposent à leurs voisins et voisines de prendre part à cette “transformation collective” par une joie communicative transmise par l’art. Le pouvoir de l’art, c’est bien de permettre non pas l’ataraxie, l’épuration des passions, mais justement cette joie transformatrice, cette joie partagée qui prévient les conflits.

Résoudre les conflits par la musique

Toutefois, si le conflit a déjà eu lieu, ces solutions préventives ne sont plus adaptées. Nous sommes donc allées à la rencontre de Michael qui propose justement de régler les conflits grâce à la musique avec son association Faith Together Uganda.

L’idée est assez simple. Michael propose une séance de médiation où il est le facilitateur entre les deux parties. À la fin de longues heures de discussion et à l’arrivée à un consensus, les deux groupes en conflit prennent des bâtons, non pas pour se battre mais pour battre sur les tambours. Chacun et chacune fait un son, un rythme puis ces rythmes sont joués ensemble. Michael explique que cette mélodie finale est appelée “le son de la paix”. Elle est enregistrée et donnée aux deux parties. Il s’agit d’un outil extrêmement symbolique pour marquer la fin du conflit et aussi pour ancrer au sein des imaginaires l’arrêt de toute inimitié. Michael a par exemple réalisé ces médiations entre la police et l’armée ougandaise ou dans des écoles. Ici, l’importance est la participation collective des individus à cette création musicale, peu importe le rendu. C’est tout l’intérêt de l’art participatif, de l’art thérapeutique, c’est d’être un outil au service. Le son incarne une sorte de borne chronologique au sein des imaginaires et des représentations.

Toutefois, le chercheur Patrick Martin-Mattera, s’est demandé si le pouvoir de l’art devrait être restreint à ce “domaine de l’imaginaire, du virtuel, du non-réel” et si l’art pouvait parvenir à “affecter le monde dans lequel nous vivons jusqu’à transformer celui-ci ?”. Alors, nous avons posé la question à Michael : quel a été l’impact concret de ses activités artistiques sur ses bénéficiaires ? Il nous a raconté l’histoire de son orchestre d’enfants de religions et d’ethnies différentes qui répétaient dans son studio. Le studio était pour ces jeunes, souvent issu·es de la rue, non seulement un moyen d’évasion mais aussi un cercle de sociabilité où la peur de l’autre disparaissait peu à peu. Ce changement chez les enfants, il l’a vu sur le temps long : “Pendant les premiers jours des premiers mois, vous ne pouvez pas comprendre les autres et travailler ensemble, cela peut être difficile,” explique-t-il, “mais au fil du temps, vous commencez à apprendre à respecter vos différences. C’est avec le temps que le projet réussit grâce à la diversité.” Son secret, c’est donc de créer un espace de confiance sur le temps long, un espace où tout le monde se sent bien et accepté. Le pouvoir de l’art ici participatif, c’est de rendre possible cette confiance en autrui.

Conclusion

Les activistes en Ouganda, nous ont donc rappelé que l’art était une pratique. Ces activistes proposent une vision inventive qui renverse la hiérarchie entre artiste et spectateur pour mieux prévenir et résoudre les conflits interreligieux et interethnique. C’est en pratiquant, au sein d’un processus créatif que beaucoup de personnes retrouvent joie et confiance. La nation ougandaise est connue pour être une des plus heureuses d’Afrique de l’Est. Notre ami Paul, nous rappelait en paraphrasant un tube du moment qu’ici, c’était “party after party”, “la fête après la fête”. Apprenons de cet art de la fête. Apprenons non seulement pour rendre notre quotidien un peu plus joyeux mais aussi pour réinventer notre activisme. Aujourd’hui, un des principaux opposants au régime peu démocratique de Museveni est le chanteur Bobi Wine et il reste debout alors que beaucoup d’associations en faveur de la démocratie sont aujourd’hui interdites ou voient leur financement bloqué. Alors, comme l’écrit Patrick Martin-Mattera, “Le pouvoir réel de l’art est de transformer la réalité existante par le surgissement d’un signifiant nouveau.” Essayons-nous donc à la créativité militante pour transformer notre réalité et ainsi faire surgir un nouveau qui nous fait un peu plus rêver.

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