Bienvenue au Liban, le premier pays arabe de notre tour du monde ! Le Liban est un petit pays mais dont on parle beaucoup : pour la variété de sa culture et de ses paysages, la fraîcheur de sa gastronomie, mais aussi pour la violence de son histoire récente.
Une guerre civile complexe marquée par l’intervention de puissances étrangères
La guerre du Liban, a débuté en avril 1975. Elle fait suite à des années de tensions entre chrétiens et musulmans, notamment sur la question de la naturalisation des réfugiés palestiniens sunnites : le conflit israélo-palestinien a entraîné le départ de 455 000 réfugiés pour le Liban, où ils sont accueillis dans une quarantaine de camps. Le changement démographique très profond qu’entrainerait leur naturalisation dans un pays de 4 millions d’habitants inquiète les chrétiens, tandis que les musulmans sunnites y sont favorables et défendent la cause palestinienne. Un événement met le feu aux poudres en avril 1975 et entraîne le début des affrontements violents entre une coalition à dominante chrétienne maronite, le Front Libanais, et une coalition à dominante musulmane dont la principale force armée est l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine). A partir des années 1980, deux mouvements chiites voient le jour au Sud Liban et s’engagent également dans le conflit : le parti Amal, qui souhaite défendre les intérêts chiites et renforcer l’influence syrienne au Liban, et le Hezbollah, fer de lance de la résistance à Israël. Dans le Chouf, les communautés druzes s’allient elles-aussi aux Palestiniens pour repousser le Front Libanais.
La guerre civile libanaise réunit donc un nombre importants d’acteurs différents, sur des lignes de clivages qui recoupent des appartenances culturelles et religieuses. Mais elle est encore complexifiée par l’implication de forces extérieures et de nations étrangères, que des intérêts politiques encouragent à s’allier avec certains partis de la guerre civile. Ainsi, la Syrie intervient plusieurs fois pendant le conflit et occupe même un rôle de tutelle du pays pendant une partie de sa reconstruction. Son implication n’est pas acceptée par une partie des chrétiens, qui se rapprochent d’Israël : la puissance voisine envahit le Sud-Liban à deux reprises, pour lutter contre l’OLP et les différentes factions pro-palestiniennes. Son opération de 1978 est condamnée par le conseil de sécurité de l’ONU qui crée la FINUL (force intérimaire des Nations Unies au Liban) pour rétablir la sécurité et l’autorité du gouvernement libanais. Les Etats-Unis envoient également des médiateurs à plusieurs reprises pour aider à la négociation de cessez-le-feu entre libanais, israéliens et palestiniens. D’autres puissances régionales arabes exercent également leur influence à différents moments du conflit. Les acteurs de la guerre libanaise dépassent donc largement le cadre des frontières nationales, ce qui explique en partie la complexité, la longueur et la violence de ce conflit qui a fait 150 000 morts, 17 000 disparus et des centaines de milliers d’exilés et de déplacés.
Les défis de l’apaisement des mémoires et du pardon
Aujourd’hui, la guerre civile reste une blessure ouverte pour la société libanaise. La plupart des citoyens souffrent encore de syndromes post-traumatiques, et la mémoire du conflit n’est adressée dans la sphère publique que par des médias partisans ou des partis politiques affiliés à une communauté religieuse avec sa propre version de l’histoire. Il n’y a donc pas de récit national ou de vision multiperspectiviste apaisée permettant d’aborder la question de la guerre civile de manière inclusive. Heureusement, la société civile se mobilise peu à peu sur ces questions et des initiatives voient le jour pour apaiser les tensions et conflits mémoriels qui habitent le pays. Nous avons eu la chance de rencontrer à Beyrouth Assaad Chaftari, le fondateur de Fighters for Peace. C’est une association réunissant des anciens combattants des différents bords de la guerre civile libanaise, notamment des musulmans et des chrétiens. Leur cible principale est la jeunesse : ils vont témoigner ensemble dans des écoles, dans des universités, dans des clubs, des communautés ou des camps de réfugiés pour raconter leurs parcours croisés, montrer comment se construisent en miroir des préjugés qui mènent à la violence, et expliquer que la guerre n’est pas une solution au conflit. Ils ont produit une douzaine de documentaires sur la guerre civile libanaise, des expositions, et organisent régulièrement des performances théâtrales en utilisant la technique du « playback » : ils invitent tous les membres d’une communauté (jeunes, vieux, combattants, civils, victimes, femmes…etc) à venir raconter leurs histoires de guerre, qui sont jouées en simultané par une équipe d’acteurs pour augmenter l’expérience. Fighters for Peace cible également les anciens combattants, pour les encourager à cesser de parler de la guerre pour mentionner les actes d’héroïsme, les armes et le bon vieux temps, et les amener à témoigner du faire que la guerre civile a été inutile, a causé du malheur et des crimes, et qu’elle n’était pas la seule solution. L’organisation est engagée auprès des vétérans dans la collecte de témoignages, qu’elle publie dans une sorte de musée en ligne, pour contribuer à construire la mémoire collective du Liban.
Le témoignage est une porte d’entrée efficace et nécessaire pour aborder les questions mémorielles après un conflit aussi complexe que celui du Liban. Ils permettent de mettre en lumière la multiplicité des expériences vécues, pour s’approcher d’une vérité historique aux visages et parcours hétérogènes. Les étudiants de l’Université Saint Joseph utilisent cette vertu pour mener un travail pédagogique autour de la complexité mémorielle avec des lycéens libanais, scolarisés dans le public ou le privé, dans des institutions mixtes ou homogènes, de différents contextes sociaux-culturels. Les étudiants ont réalisé un film qui met en valeur les histoires de héros locaux qui ont sauvé des membres de communautés religieuses différentes des leurs pendant la guerre civile, dans 7 ou 8 villages du Liban. A partir de ce film, des jeux de rôles sont proposés, pour permettre aux jeunes de changer de perspective et de s’engager dans un véritable processus actif de réflexion. Ce travail a également permis de récolter des témoignages inédits d’acteurs de la guerre qui ne sont plus en capacité aujourd’hui de partager leur histoire, pour des raisons de santé.
La question mémorielle va de paire avec celle de la reconnaissance : reconnaissance des crimes commis par toutes les parties du conflit, reconnaissance du statut de victime de ceux qui ont souffert ou perdu des proches. Ce travail est nécessaire pour avancer sur le chemin de la réconciliation qui, pour beaucoup des personnes que nous avons rencontrées, ne peut pas faire l’économie du pardon. Demander pardon et pardonner sont, d’après un grand nombre d’acteurs de la société civile, des étapes nécessaires pour faire société après un conflit. Cependant, c’est un sujet délicat, un processus intérieur qui ne peut être imposé par personne. C’est pour encourager ce travail chez les libanais qu’Alexandra Asseily a décidé de créer un espace dédié à cette question en plein centre de Beyrouth. Il se trouve sur un site archéologique à ciel ouvert où l’on retrouve de la maçonnerie hellénistique, une citerne romaine, des mosaïques byzantines, des arches ottomanes, une muraille médiévale… certaines ruines ont plus de 2500 ans. La place est entourée par 3 mosquées (sunnites et chiites) et 3 églises, et est coupée par l’axe principal qui séparait Beyrouth en deux pendant la guerre civile. Alexandra Asseily a choisi d’en faire un jardin du pardon, où les gens de toutes les communautés pourraient se retrouver pour partager leurs mémoires et avancer vers la réconciliation. L’idée est aussi de planter des arbres, dont la ville de Beyrouth a bien besoin. Le premier olivier du jardin a été planté par une femme irakienne ayant perdu son mari pendant la guerre, nue femme américaine ayant perdu son mari pendant les attentats du 9/11 et une femme libanaise ayant perdu son mari pendant la guerre civile. Depuis, d’autres arbres ont été plantés en commun par des anciens combattants libanais musulmans et chrétiens. Chaque année, un public de différentes communautés se réunit au mois de mars et accroche aux branches des arbres des papiers avec les choses et les personnes qu’il leur reste à pardonner pour avancer sur la voie de la réconciliation.
Si de nombreuses associations ou organisations de la société civile travaillent sur la réconciliation à l’échelle individuelle, familiale ou citoyenne, la situation politique rend difficiles les avancées mémorielles au niveau national. En effet, la politique libanaise reste extrêmement polarisée entre différents partis qui recoupent les intérêts communautaires des mêmes groupes qui ont pris part à la guerre civile. Ils ne peuvent donc pas aujourd’hui prendre leurs responsabilités et contribuer de manière apaisée au travail de mémoire sans menacer leurs intérêts économiques et politiques actuels.
Polarisation et sur-confessionnalisation du débat politique et médiatique au Liban
L’État libanais reconnaît officiellement 18 religions : parmi les chrétiens, on trouve des maronites, des grecs orthodoxes, des melkites (ou grecs-catholiques), des catholiques romains, des protestants, des arméniens apostoliques, des arméniens catholiques, des syriaques catholiques, des syriaques orthodoxes, des coptes, des assyriens, et des chaldéens. Parmi les musulmans, il y a des sunnites, des chiites, des alaouites et des ismaéliens. À cette mosaïque s’ajoutent des druzes et des juifs (en très petite minorité). La conscience de cette diversité religieuse est extrêmement importante pour appréhender le contexte politique du Liban, qui est fondé sur un système nommé « confessionnalisme » : le pouvoir est réparti proportionnellement au poids de chaque communauté religieuse. C’est ce qui explique notamment que le Président, élu par le Parlement, soit un chrétien maronite, que le Premier Ministre soit choisi parmi les musulmans sunnites, et qu’il soit responsable devant le président de l’Assemblée nationale est musulman chiite. Les députés de l’Assemblée sont répartis entre chrétiens et musulmans, élus selon un système segmenté par la religion.
Ce système permet de mettre en lumière l’importance de la démographie au Liban, qui est un sujet constant d’inquiétude pour les différentes communautés. Le contrôle du pays par l’armée syrienne pendant des années a conduit à un sentiment de marginalisation des chrétiens. S’ils se sentent de nouveau en responsabilité depuis 2005, ils restent inquiets de l’arrivée d’un flux massifs de réfugiés syriens depuis le début de leur guerre civile en 2011. Les musulmans sont également dans une sensation d’insécurité depuis l’assassinat du Premier Ministre Rafiq Hariri en 2005. Ces sentiments d’exclusion sont largement manipulés par les partis politiques dans la gestion institutionnelle du Liban : le débat économique, social et politique est progressivement vidé de sa substance pour ne devenir qu’un débat identitaire. Chaque question est donc confessionnalisée, même quand elle n’est aucunement liée au départ à des questions religieuses. À Beyrouth, nous avons rencontré Ayman qui nous a donné un exemple de cette situation : il y a quelques années, il y a eu un problème environnemental sur la Corne Noire, le sommet le plus élevé du Moyen-Orient, au nord du Liban. Il est partagé entre deux départements, l’un chrétien et l’autre à majorité musulmane sunnite, qui avaient pour habitude d’y mettre des conduits pour irriguer leurs champs, bétails ou petits lacs. Les effets du réchauffement climatique ont commencé à se faire sentir, il a donc été demandé aux deux communautés d’arrêter de s’irriguer de cette manière, et elles ne l’ont pas fait en même temps : la situation a pris une tournure confessionnelle. Les chrétiens et les musulmans ont commencé à se disputer la terre avec des argumentations fallacieuses liées à la religion, et les sunnites ont fini par faire leur prière du vendredi sur le sommet pour affirmer leur possession du lieu. « La traitement médiatique de l’affaire a eu un retentissement énorme dans tout le Liban, mais aucun article n’a traité des questions géologiques ou environnementales. Tout était traité sous le prisme de la religion, pour un problème qui au départ n’avait rien à voir. « S’il vous plaît, arrêtez d’insérer la religion partout, ça empoisonne tous les débats ! » s’est exclamé Ayman lorsque nous l’avons interviewé. D’après lui, le système politique actuel entraîne une paralysie de la prise de décision et un degré de corruption très élevé puisque la seule manière de gagner une élection est de tenir un discours confessionnel et clientéliste.
Cette situation politique a des conséquences très néfastes sur le traitement médiatique de la diversité. Les journaux, chaînes de télévision et de radio étant également divisées sur des bases communautaires et confessionnelles, la diversité y est souvent présentée comme une menace aux différents intérêts défendus par les journalistes et intervenants. La formation des journalistes ne s’attache pas à ces questions, et ne permet donc pas à la presse non-partisane de jouer un rôle d’information réelle sur ces questions. Ayman est membre de la fondation Samir Kassir, et nous a parlé de leur projet de recherche pour étudier le traitement thématique de la diversité religieuse dans les médias syriens, libanais et irakiens. Ils ont fait de la veille et de l’analyse de contenu pour définir la tonalité utilisée et la comparer avec les les standards du travail journalistique professionnel. Ils en ont conclu que l’enjeu de la formation des journalistes n’était pas de les encourager à faire un travail militant en faveur de la diversité, mais simplement de leur apprendre les standards (multiplicité des points de vues, présentation des sources…) : il y a une corrélation très forte entre ce professionnalisme et la présentation de la diversité sous l’angle positif. A l’inverse, les journaux partisans ont tendance à montrer la diversité comme une menace. La fondation a mené des entretiens avec des citoyens de différentes religions pour impliquer les auditeurs dans l’analyse, parce que certains mots sont conçus différemment par les journalistes et les lecteurs. La fondation a utilisé cette étude pour construire des rencontres avec certains groupes médias, et mener des conférences sur la terminologie utilisée, former des journalistes pour qu’ils se départissent de certaines habitudes.
Si le système politique et médiatique du Liban ne permet pas de créer un espace de parole et de partage entre les différentes communautés, d’autres types de médiations sont trouvées par les activistes du vivre-ensemble. Dans un pays aussi confessionnalisé, l’interreligieux est évidemment un outil puissant pour rassembler les individus de différentes communautés derrière des intérêts communs.
L’interreligieux au service de la cohésion sociale
Une figure religieuse est souvent mobilisée pour rassembler les croyants de différentes communautés au Liban : il s’agit de la Vierge Marie, qui est une personnalité majeure chez les chrétiens comme chez les musulmans. Lors de notre séjour, nous sommes allés à Harissa, où s’élève une immense statue de Marie qui surplombe toute la baie, et nous avons pu constater que des chrétiens et des musulmans venaient en pèlerinage pour y prier. Nous avons appris qu’il y a une croyance au Liban selon laquelle, si le pays n’a pas été détruit pendant la guerre civile et n’a pas sombré dans une autre guerre depuis, c’est grâce à sa protection.
Mais l’interreligieux n’est pas mobilisé que dans le cadre d’un dialogue visant à chercher un terreau commun ou des similitudes entre les croyances des différentes communautés libanaises. Il est aussi un outil puissant pour faire avancer certaines questions sociales qui transcendent les différences religieuses, comme par exemple la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons eu la chance de rencontrer les membres d’Abaad, qui travaille avec des responsables religieux de toutes les communautés du Liban : la religion étant au cœur de toutes les institutions du pays (juridiques, politiques, éducatives, hospitalières…Etc), l’ONG n’imagine pas impulser des avancées sociales sans l’aide des responsables communautaires. Ces derniers sont donc impliqués dans tous les programmes, avec les enfants, les femmes, ou ceux liés à la masculinité. Les responsables choisissent et valident ensemble les thématiques sur lesquelles ils veulent travailler, et s’engagent ensuite à promouvoir un message commun : Abaad les forme ensuite sur la manière de transmettre ce message dans leurs communautés respectives. Des prêtres ou des mufti ont par exemple pris la parole dans les médias pour dénoncer les violences intimes ou domestiques, ils ont mis l’accent sur les passages des textes sacrés qui encouragent les hommes à être de bons pères et à traiter leur femme avec respect. Chaque année, Abaad lance une campagne de sensibilisation sur une thématique, qu’elle mène à de multiples niveaux : à l’échelle communautaire, en plaidoyer politique ou juridique, sur les médias locaux et internationaux ou les réseaux sociaux…etc. Lors de leur campagne sur les violences sexuelles, ils ont réussi à faire changer une loi libanaise qui permettait aux violeurs de ne pas être poursuivis en justice s’ils acceptaient d’épouser leur victime.
L’interreligieux ne s’arrête pas à la coopération entre des responsables communautaires. Son rôle est aussi de créer des espaces de rencontres entre les citoyens pour permettre de créer du lien et des relations sincères entre des groupes qui se connaissent peu. L’un des meilleurs exemples de ce travail au Liban revient à l’association Adyan. A travers un Institut pour la gestion de la citoyenneté et de la diversité, elle a développé des clubs dans plus de 45 écoles de différentes régions du Liban, où elle forme des éducateurs à la déconstruction des préjugés et des stéréotypes, la diversité religieuse, ou la citoyenneté active. L’institut mène des conférences et produit des recherches ou des publications, en collaboration avec des universités au Liban et dans le monde arabe. Adyan forme également les éducateurs en contact avec les enfants syriens au Liban à l’éducation à la paix, et aux techniques de résilience et réconciliation. Grâce à son département des médias, l’association a développé une plateforme en ligne, « Taadudiya », qui diffuse du contenu positif et des programmes de fond sur la diversité culturelle et le patrimoine religieux dans le monde arabe. Elle mène plusieurs campagnes sur les réseaux sociaux pour lutter contre l’extrémisme violent, dont une intitulée « what’s your story » qui encourage le partage d’histoire inspirantes mettant en avant des héros locaux qui construisent des ponts entre les communautés. Une autre campagne « We can talk about religions » déconstruit l’idée qu’il y a un tabou autour des questions religieuses.
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Le Liban est un laboratoire de diversité, où la place des multiples religions dans l’espace publique a évidemment rendu notre objet d’étude passionnant. L’interreligieux est un prisme essentiel de compréhension du Liban, sur les plans politiques, sociaux, mémoriels, identitaires. Nous pouvons témoigner que des centaines d’initiatives positives foisonnent dans ce terreau, et que les activistes du vivre-ensemble ont tous les outils pour innover encore dans la matière. Mais nous avons aussi constaté une forme d’abattement de la jeunesse libanaise, qui partage son sentiment d’étouffement face à un système politique qui semble figé dans le temps, et qui n’est manifestement pas prêt à tirer des leçons de son histoire. C’est certainement cette situation qui a entrainée la nouvelle révolution libanaise, débutée quelques semaines seulement après notre passage dans le pays.