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Quand les féministes mexicaines s’emparent du jour des morts 

Parfois, nous sentons que nous sommes au bon endroit au bon moment. Le 1er Novembre 2021, nous l’avons toutes les quatre ressenti. Nous venions d’arriver à Mexico city afin de célébrer El Día de los muertos, le jour des morts, un rituel mexicain qui transfigure la tristesse du deuil en une fête nationale, placée sous le signe du souvenir et de la bonne humeur.  En ce jour si spécial, certaines féministes mexicaines, dont le collectif “Brigadas de mujeres buscan”,  ont décidé de rappeler l’ampleur du problème des violences faites aux femmes et de commémorer la mort de milliers d’entre elles. En effet, 3 723 féminicides ont été recensées au Mexique, en 2020 – soit dix Mexicaines tuées dans le pays par jour. D’après l’ONU, le Mexique est un des plus dangereux pays pour les femmes. Or, seulement 10% de ces crimes font l’objet d’une instruction notamment en raison de la corruption au Mexique. Face à la hausse des chiffres de ces violences,  les féministes s’organisent et agissent sur le terrain.

Un lieu éminemment symbolique 

Par hasard, après la parade de la fête des morts, Floriane s’arrête sur certaines pancartes féministes et insiste pour se rendre sur un rond-point qui, à première vue, n’avait rien de si spécial. Et pourtant !  Sur le Paseo de la Reforma à Mexico, les féministes ont décidé d’agir. Leur action se déroule au pied d’une statue déboulonnée, celle de Christophe Colomb à la demande des mouvements féministes et décoloniaux.  Cela fait 200 ans que le Mexique a proclamé son indépendance mais les Mexicains et Mexicaines cherchent encore aujourd’hui à construire un imaginaire national fédérateur qui prend en compte l’histoire des peuples autochtones. La statue de Christophe Colomb devrait prochainement être remplacée par celle d’une femme olmèque – une des premières civilisations pré-hispaniques. Le gouvernement du président Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO) réalise beaucoup d’actions pour rendre hommage aux peuples autochtones du Mexique, notamment par la reconnaissance des crimes d’États perpétrés sous la colonisation espagnole et l’octroi de droits aux populations autochtones comme les yaquis.  En septembre, une cérémonie de pardon a eu lieu, au nom de l’État, le président s’est excusé pour les violences que ce peuple a subi au cours des siècles.

Pour l’instant, les féministes ont érigé la statue temporaire d’une femme, le point levé, pour incarner cette lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Elles ont renommé la place : “Glorieta de las Mujeres que Luchan(Rond-point des femmes qui luttent) au lieu de “Glorieta de Colón“ (Rond-point de Colomb). Il y a quelques semaines, elles y ont écrit les noms de certaines femmes victimes de féminicides. Les noms effacés par les services publics, elles sont allées les repeindre quelques jours plus tard. Ainsi, l’histoire des crimes perpétrées contre les femmes n’est-elle pas effacée. 

Commémorer les féminicides ou se réapproprier le sacré. 

Glorieta de las Mujeres que Luchan
Rond-point des femmes qui luttent

Sur ce rond-point, les féministes ont mis en place une “offranda”, un autel typique de la fête des morts. Celui-ci  se trouve habituellement dans les maisons et les appartements pour rendre hommage aux personnes décédées. Les Mexicains et Mexicaines y déposent des aliments ou des choses que la personne aimait de son vivant.  Autour de ces autels, il y a très souvent des “cempasuchil” ou rose d’Inde,  fleurs spécifiques au jour des morts. L’une des traditions de la fête des morts est de mettre une photo de la personne défunte en haut de l’offrande. Ici, ces féministes ont choisi de mettre les visages de quelques-unes de ces victimes parmi les 3 723 féminicides. Par exemple, la photo de Renata Martinely, enfant morte à 13 ans en 2020 parce que femme, a été déposée.  A côté de son nom, l’inscription  “en memoria de las que nos faltan” ou “en mémoire de celles qui nous manquent” résonne comme une prière, une commémoration féministe. 

Autour de l’autel, elles reprennent la tradition des “tapete”. Il s’agit de tapis de pétales de fleurs  qui guident les âmes défuntes et les accompagnent vers l’offrande. Les esprits de ces morts sont censés revenir vers le royaume des vivants le 1er novembre.  Sur un des tapis, elles inscrivent  le mot “HAREMOS JUSTICIA” ou “on rendra la justice”. En levant collectivement le poing  en ce lieu, en se réappropriant les us et coutumes de cette fête par l’offranda et les tapete, elles se réapproprient ainsi le sacré. 

Le pouvoir sacré a longtemps et traditionnellement  été confié aux hommes. Ici, en effectuant exclusivement entre femmes ce rituel, elles rappellent que les actions relatives à “la chose sacrée” peuvent et doivent aussi être portées par des femmes. Monique Dumais, théologienne féministe québécoise, invite ainsi les femmes à sortir du “silence d’oppression” auquel elles sont assujetties face au sacré pour profiter pleinement d’un “silence de contemplation.” “Avant de parvenir à un silence de contemplation, il faut que les femmes s’expriment et fassent entendre leurs voix au sujet du sacré.” Ce silence de contemplation, c’est celui que nous avons ressenti face à cette action fémiste. Nous étions bouche bée, muettes car nous avions enfin collectivement une voix. Cette commémoration des féminicides incarne alors cette réappropriation du sacré et le combat contre “l’ennemi principal” comme le nomme Christine Delphy, c’est-à-dire ce système patriarcal.

Le souvenir comme un “répertoire d’action collective” 

“Nous élevons la voix pour celles qui ne sont plus”

Levantamos la voz por las que ya no estan

Cette inscription en haut de l’offrande a retenti en nous comme un cri, une déflagration. Elle incarne la colère et l’indignation que chacun et chacune peut ressentir face à l’impunité qui règne quand il s’agit de violences sexistes et sexuelles. Pendant des centaines d’années, personne ne rendait hommage à ces femmes décédées  uniquement parce qu’elles étaient des femmes. Or, si une société ne se souvient pas de ses crimes, elle condamne ces femmes à une deuxième mort. Paul Ricoeur, philosophe français du XXe siècle, s’est penché sur la notion de mémoire et d’histoire. Nous pouvons rapprocher l’oubli de ces féminicides au premier type d’abus de mémoire qu’il analyse : la mémoire empêchée. Il s’agit d’une prise de conscience impossible de l’événement traumatique. Il faut donc mettre en place un travail de mémoire et même un travail de deuil, pour accepter la perte et tendre ainsi vers une mémoire apaisée. Or, comme l’écrit Delphine Horvilleur :  “Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole.” La grandeur de cet acte féministe, c’est justement d’avoir essayé de mettre des mots sur ce silence, d’essayer de se souvenir.  Sans ce devoir de mémoire, le Mexique est alors condamné à voir les actes de violence se perpétuer. La commémoration, comme un outil de lutte politique, peut  jouer un rôle central dans la construction de la paix. Une vraie paix, celle synonyme de justice, d’égalité et où la dignité de chacun et chacune, peu importe son genre, sa religion, son orientation sexuelle, ses identités, est respectée. Ici, le fait de mettre des visages, des mots sur ces féminicides et de rendre hommage à ces femmes, d’autant plus en ce jour si sacré qu’est la fête des morts, relève déjà d’une avancée majeure. 

A la fin de la cérémonie, certaines féministes m’ont offert un foulard vert avec le symbole  de deux mains qui s’enlacent et les slogans suivant : “Avortement légal pour décider” et “éducation sexuelle à découvrir, contraceptifs pour profiter”. Ce foulard vert a été utilisé par la lutte des femmes argentines pour le droit à l’avortement et est utilisé aujourd’hui par beaucoup de féministes en Amérique Latine. En septembre, la Cour suprême du Mexique a jugé inconstitutionnelle la criminalisation de l’avortement ce qui représente une étape majeure pour le droit des femmes. Après des années de lutte, les féministes ont enfin obtenu ce droit sur leur corps. Comme l’écrit Françoise Héritier dans Le Monde de l’éducation : “Les deux piliers de la domination masculine résident dans le contrôle social de la fécondité des femmes et dans la division du travail entre les deux sexes.” Reprendre le pouvoir sur son corps, c’est alors prendre le pouvoir au sein de la société. En m’offrant ce foulard, elles me rappellent alors que le féminisme ne peut se satisfaire d’une simple action. Il s’agit d’un mouvement qui  invite à repenser et  changer tous les aspects du  patriarcat que ce soit au sein des institutions, religions, entreprises ou sur l’emprise de la domination masculine sur le corps des femmes et  leurs émotions. 

Conclusion 

Commémorer, se souvenir, c’est lutter contre l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire et au sein de la mémoire collective. En plus de l’impunité des violences sexistes et sexuelles, l’invisibilisation des victimes au Mexique nous prétrifie et nous rappelle aussi ce qui se passe chez nous. Rappelons que, dans notre équipe de quatre femmes, nous avons toutes des amies qui ont subi des violences et qu’aujourd’hui, le 17  novembre 2021,  en France, depuis le début de l’année, déjà 101 femmes sont mortes pour la seule raison de leur genre. 

Alors, plus que jamais, par solidarité avec ces féministes mexicaines, pour honorer les mémoires des femmes tuées : écoutons les voix des femmes qui luttent, comme avec le chant “Cancion sin miedo” de Vivir Quintana,  figure de proue du mouvement féministe mexicain,  véritable hymne contre les violences sexistes et sexuelles dans le monde : 

Cantamos sin miedo, pedimos justicia
Gritamos por cada desaparecida
Que resuene fuerte “¡nos queremos vivas!
Que caiga con fuerza el feminicida
Nous chantons sans peur, nous hurlons vos noms
Exigeons justice pour vos disparitions
Pour rester vivantes ensemble nous luttons
À bas le féminicide : nous le détruirons

Maud pour l’équipe InterFaith Tour 5

Bibliographie

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