Il aura fallu plus d’un demi siècle pour que la religion orthodoxe retrouve sa place dans la société russe, après avoir subi l’oppression communiste du régime
soviétique jusqu’à sa chute, en 1991.
En effet, dès son arrivée aux commandes la République fédérative socialiste, Lénine avait établi une politique d’écrasement du pouvoir de l’Église, en commençant par séparer l’Église et l’État en janvier 1918. Il poursuivit son plan en confisquant les biens cléricaux avec une grande violence (fermeture et pillage des églises et monastère, arrestations, humiliations publiques et exécutions des clercs et religieuses), qu’il ordonna de redistribuer en 1922 pour soulager les victimes de la famine. Ce n’est que depuis la chute de l’URSS, et surtout depuis l’arrivée de Vladimir Poutine – homme de foi – à la tête du Kremlin en 2000, que l’Église renaît : elle comptait 6893 paroisses en 1988 et en compte plus de 30000 aujourd’hui !
Officiellement séparés, l’État et l’Église sont pourtant étroitement liés. En redonnant son importance à l’Église orthodoxe, le Kremlin s’appuie sur le renouvellement de cette foi pour étendre son influence. De fait, le concept de « laïcité à la française » serait récusé par les classes politique et populaire, celui-ci étant considéré comme un modèle allant à l’encontre la religion, et par conséquent associé au communisme.
En 1997, la Russie reconnaît officiellement par une loi quatre religions « traditionnelles » : l’orthodoxie, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme. D’après l’Atlas des Religions 2015, sur 143,5 millions d’habitants (sans compter la Crimée, qui en compte entre 1 et 2 millions), les chrétiens représentent 73,3% de la population dont 56% d’orthodoxes, les sans-religion représentent 16,2%, les musulmans 10%, les bouddhistes 1% et les juifs 0,4%. L’importance de la population musulmane au Sud de la Fédération de Russie a incité l’État à soigner ses relations avec elle, en se fondant notamment sur une vision commune antilibérale et antioccidentale. Le catholicisme et le protestantisme, présents dans le pays mais associés à l’Occident, ne sont pas pris en compte officiellement – l’Église catholique étant, en outre, accusée de prosélytisme envers les orthodoxes.
Cependant, les lacunes observées par l’Église orthodoxe dans le domaine social, notamment celui du caritatif, poussent cette dernière à s’ouvrir aux églises « occidentales » pour apprendre de leur expérience. C’est ainsi que des représentants orthodoxes s’invitent dans des écoles, des hôpitaux et autres lieux nécessitant un soutien ou une présence spirituelle, pour prendre note des pratiques de leurs pairs catholiques et protestants afin de pouvoir les appliquer de leur côté.
L’Eglise orthodoxe et l’« identité russe »
Selon le centre d’études de l’opinion publique From, l’Église orthodoxe bénéficie d’une confiance supérieure à celle du gouvernement : 67% contre 44% en 2010 – 2011. S’emparant de cette influence recouvrée en vue d’asseoir son autorité, le pouvoir politique a accordé à l’Église une place privilégiée telle, que revendiquer sa croyance orthodoxe revient aujourd’hui à se réclamer de l’« identité russe ». En effet, d’après l’Institut indépendant de sondage Levada, 77% des russes interrogés se déclarent orthodoxes mais la grande majorité n’est pas pratiquante (seulement 4% à 7% des sondés sont des pratiquants réguliers). Cette « identité russe » s’inscrit largement dans la volonté ecclésiastique de véhiculer une image sociétale fondée sur les « valeurs russes traditionnelles » : patriarcat, importance du rôle la famille, rejet de l’homosexualité, etc. Les mariages interreligieux inquiètent d’ailleurs les différentes confessions, étant donné la loi concernant le mariage civil russe demande à la femme de rejoindre la religion de son mari. Parallèlement, la promotion de ces valeurs conservatrices entrainent une montée du nationalisme, dans lequel ces valeurs sont menacées face à une Europe considérée comme déviante et suivant les pas de l’Amérique impérialiste.
La jeunesse, qui représente une part importante des croyants non pratiquants et dont l’émigration s’accélère, peut être un vecteur d’ouverture et d’échange avec l’extérieur. Parmi les acteurs que nous avons rencontrés, l’archiprêtre Alexander Borissov, recteur de la paroisse des saints Cosme et Damien à Choubino (près de Moscou), favorise cette ouverture. Chaque année, il reçoit dans sa communauté des jeunes chrétiens de toutes tendances venant d’Europe, et fait participer de jeunes orthodoxes à des voyages à travers le continent, en les emmenant notamment à des rencontres œcuméniques telle que Taizé.
Un dialogue interreligieux
La notion de diversité est absente de la sphère publique russe, alors qu’elle existe en privé : en public, c’est l’unanimisme qui prime. C’est-à-dire que l’on peut affirmer sa différence dans un contexte privé, mais elle ne doit pas être revendiquée en public, au risque d’être réprimée ; c’est le cas par exemple de l’homosexualité, qui est admise en pratique mais condamnée par la loi.
Ainsi, lorsqu’un dialogue officiel entre religions a lieu, il s’inscrit plus dans une volonté d’afficher de bons rapports que d’approfondir la compréhension entre différentes confessions. À ce propos, le politologue Alexei Makarkine explique qu’«une des missions officielles du dialogue interreligieux en Russie est de conduire différentes sortes de rencontres diplomatiques. En général l’ordre du jour de ces conférences porte sur la paix et le dialogue œcuménique, mais les gens ne considèrent pas ces rencontres de manière très sérieuse. Elles sont un rituel avant tout. »
Néanmoins, des initiatives sont prises par la société civile pour combler le manque d’entreprise politique. Nous avons ainsi été accueillis à la paroisse francophone de Moscou, qui rassemble les différentes confessions chrétiennes par le français. Protestants et catholiques prient et chantent ensemble au sein d’une même chorale. Les jeunes orthodoxes ont encore du mal à se manifester, mais il arrive que des musulmans se joignent à eux.
La situation interreligieuse dans la Fédération de Russie est donc difficile à évaluer au vu du contexte historique et politique. Les efforts pour les minorités religieuses de se faire une place se compliquent d’autant plus que, depuis le 14 juillet 2015, « la Russie se réserve officiellement le droit de ne pas appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme au cas où celles-ci contredisent la Constitution russe » (source : AFP).
Mais une évolution vers plus de dialogue demeure possible, notamment par le biais de voies comme celle de M. Makarkine, indépendante et reconnue – donc influente –, qui porte son analyse critique jusque dans les médias. La démarche de l’Église orthodoxe d’apprendre de ses « sœurs », annonce peut être une volonté de créer, à terme, un espace commun avec elles. Enfin, les initiatives entreprises par la société civile telle que la paroisse francophone de Moscou montrent qu’une certaine solidarité entre minorités existe déjà.