Bienvenue au Texas, le deuxième État le plus vaste et plus peuplé des Etats-Unis.
Conservatisme et diversité au Texas
Le Texas est connu partout dans le monde, et même au sein des Etats-Unis, pour son conservatisme radical. Les directions sociales prises ces dernières années sur les plans politiques et législatifs ont interdit le mariage homosexuel, réaffirmé le recours à la peine de mort, entravé le droit à l’avortement et autorisé le port des armes à feu dans les lieux de cultes et les écoles. Comme dans le reste du pays, le racisme est un enjeu sociétal qui reste très présent, et les relations entre les différentes communautés ethniques du Texas ne sont pas toujours évidentes. Dans les rues de Houston, on perçoit facilement la séparation spatiale entre les lieux fréquentés par les latinos, par les afro-américains ou par les anglo.
Pourtant, nous avons choisi de nous y rendre pour montrer que la diversité texane n’était pas qu’une source de tension. Le folklore du cow-boy républicain refusant la mixité correspond à une réalité limitée à certaines zones rurales, mais on oublie souvent que Houston est considérée comme étant la ville la plus diverse des Etats-Unis, avec 145 langues parlées et plus de 25% de sa population née à l’étranger. L’Etat entier reflète des influences et héritages multiples, amérindiens, afro-américains, européens et hispaniques. Si cette diversité peut être un foyer de division, largement instrumentalisé par les acteurs politiques, elle est aussi au cœur de nombreuses initiatives citoyennes qui visent à adresser les questions sociales les plus brûlantes que rencontre le Texas aujourd’hui : son rapport à la migration, à l’environnement, ou à la politique extérieure par exemple.
La frontière Mexique-USA et l’accueil des migrants au Texas
La question migratoire est extrêmement sensible au Texas : c’est un Etat à la frontière avec le Mexique, qu’un grand nombre de migrants venus d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale tentent chaque année de traverser pour rejoindre les Etats-Unis. C’est une question paradoxale, dans un pays où le multiculturalisme est au cœur de la construction nationale. La diversité qui en découle est assumée et souvent valorisée, même si elle va de paire avec une profonde dynamique d’assimilation par l’enseignement du patriotisme américain, dès les bancs de l’école. La devise des Etats-Unis, « E pluribus unum », rappelle bien que c’est dans la diversité que se forge l’unité américaine. Pourtant, l’apport de l’immigration au pays est aujourd’hui remis en question par une partie des citoyens et de la sphère politique. Donald Trump, le président des Etats-Unis, adopte depuis le début de son mandat une politique de « tolérance zéro » à l’égard des migrants franchissant illégalement la frontière.
Lorsque nous avons essayé de comprendre l’origine de ce paradoxe, le pasteur Gregory Han nous a répondu « Quand on regarde l’histoire des Etats-Unis, on voit que l’accueil ou la limitation des migrations sur le territoire se sont toujours faits par vagues. Je ne sais pas exactement quel élément déclenche ça. Mais je sais que pour pouvoir vivre en paix avec toutes les communautés qui rejoignent notre société, il faut nous poser la question de l’histoire, ou plutôt des histoires que l’on choisit d’enseigner à nos enfants. Comprendre et reconnaître l’apport des migrants à notre nation, mais aussi accepter que leurs histoires font partie de la notre ». Cette clé de compréhension nous paraît essentielle pour construire une société plus inclusive et respectueuse des identités multiples qui la composent. C’est une solution sur le long terme, qui pour autant ne doit pas faire oublier la nécessité d’agir dans l’urgence pour répondre à la crise humanitaire qui se tient aujourd’hui à la frontière avec le Mexique.
De nombreuses infractions aux droits humains sont menées à l’encontre des migrants à leur entrée sur le territoire, et notamment la politique de séparation des familles qui a été beaucoup dénoncée : plus de 2300 enfants ont été séparés de leurs parents arrêtés après avoir franchi la frontière en 2018. Plus des deux tiers des arrestations de sans-papiers ont lieu au Texas, qui est donc un État particulièrement concerné par cette question. Il abrite d’ailleurs la plupart des centres de détention pour migrants du pays. C’est la raison pour laquelle de nombreux acteurs de la société civile se mobilisent aujourd’hui dans l’Etat, et notamment des responsables religieux. Nous avons pu constater lors de notre séjour que l’interreligieux pouvait être un outil puissant pour dénoncer ces politiques attentant ouvertement à la dignité et aux droits humains. Notre rencontre avec le rabbin Andrew Pelay, membre de Faith Forward Dallas, a été très éclairante sur ce point. Il nous a raconté qu’en août dernier, des responsables religieux chrétiens, musulmans et juifs s’étaient rendus à El Paso, à la frontière, pour protester contre la séparation des familles. Ils savaient avoir peu de possibilités de changer la situation actuelle, mais souhaitaient être présents pour témoigner des atteintes aux droits de l’homme menées à la frontière, et apporter leur soutien aux victimes.
Au delà de la question particulière de la frontière, les organisations interreligieuses viennent également en aide aux réfugiés qui entrent au Texas de manière légale. Nous avons eu la chance de rencontrer un membre des Interfaith Ministeries for Greater Houston, qui gère le dernier maillon d’une chaine de projets portée par le Haut Commissariat de l’ONU pour les Réfugiés. L’organisation est en charge de d’accueillir les familles réfugiées à l’aéroport et des les accompagner pour trouver un hébergement, un travail, prendre des cours de langue, scolariser leurs enfants, ou apprendre la culture locale. Ils ont différents programmes, comme des groupes qui apportent des outils aux femmes réfugiées pour les aider à se démarginaliser, en leur donnant des cours de natation ou en leur permettant de valoriser certaines compétences par la vente de pâtisseries qu’elles cuisinent par exemple.
Un Etat pétrolier sans conscience climatique ?
Le Texas est connu pour être un Etat pétrolier, avec la réputation de ne pas vivre en pleine conscience l’urgence climatique de ce début de XXIème siècle. En effet, il a historiquement construit son développement et son attractivité sur l’extraction et l’exploitation de pétrole et de gaz de schiste. Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, grand défenseur de la libre entreprise, fermement climato-sceptique et opposé à toute réglementation de protection de l’environnement, l’activité des entreprises d’exploitation pétrolière est encore facilitée par la réduction des démarches administratives. Cette activité est en cause dans le haut degré de pollution de l’air, des cours d’eau et des nappes phréatiques de l’Etat, et explique en partie que Houston soit la ville la plus polluée des Etats-Unis. Mais l’exploitation pétrolière n’est pas la seule responsable de cette réputation. Comme dans une grande partie du pays, la voiture est au cœur du mode de vie des texans. Nous avons pu observer à Houston comme il était compliqué de se déplacer sans voiture, la ville étant extrêmement étendue : toutes les distances sont allongées, et les services de transports en commun sont très peu performants. De manière générale, beaucoup d’habitudes américaines semblent en contradiction avec un mode de vie écologique : surconsommation, fast-food, utilisation de plastique, air conditionné, pick-ups…. Nous avons eu pendant deux semaines la sensation de vivre dans une société qui n’avait pas conscience des défis environnementaux auxquels elle fait face.
Pourtant, sur ce sujet encore, la réputation du Texas mérite d’être nuancée. L’Etat se convertit progressivement aux énergies renouvelables (pour des raisons économiques et non écologiques), et abrite par exemple l’un des plus grands champs d’éoliennes au monde. Certaines organisations privées ou citoyennes tentent de sensibiliser aux enjeux de la justice climatique, et certaines utilisent des outils interreligieux pour le faire. À Houston, nous avons eu la chance de rencontrer l’équipe de la Rothko Chapel, un espace culturel et cultuel qui invite des gens de tous horizons, religieux et non religieux, à vivre une expérience spirituelle et communautaire à travers l’art et la promotion des droits humains. Elle organise des « interfaith thanksgivings » qui réunissent chaque année plus de 9 communautés différentes. Les participants décident d’un thème et proposent une chanson ou un texte, une partie dans leur langue d’origine et l’autre en anglais. Cette année, la thématique liée était « protéger la création » et a entraîné de nombreuses soirées de dialogue par la suite sur le lien entre écologie et spiritualité. La structure organise également des symposiums, conférences et actions sur des questions relatives aux droits humains. Cette année, le thème sera la justice climatique, la manière dont elle impacte en premier lieu les populations marginalisées politiquement, socialement et économiquement, et la réponse communautaire qui peut y être apportée. Une tournée des sites les plus toxiques de Houston sera même organisée pour prendre la mesure des défis locaux sur cette thématique. Enfin, la chapelle accueille tous les mois une performance artistique liée à une question spirituelle, et a proposé cette année une pièce de théâtre dansée sur la question du changement climatique. La Rothko Chapel est un espace extrêmement fréquenté, qui souhaite utiliser sa notoriété et son influence pour permettre à des citoyens de différentes religions et non-religions d’acquérir une sensibilité et une connaissance plus forte des enjeux écologiques qui traversent le Texas.
Des préjugés inter-religieux nourris par la polarisation médiatique et politique
Les différents champs de coopération interreligieux que nous venons de citer ne doivent pas faire oublier les tensions qui persistent. Les Etats-Unis sont le berceau de la théorisation du champ de l’interreligieux. Pourtant, malgré le nombre d’organisations travaillant sur ces questions, y compris au Texas, les préjugés et projections dangereuses des communautés les unes sur les autres restent très présents dans la société. Ils sont notamment à l’origine de l’augmentation des violences antisémites et islamophobes.
A Houston, nous avons rencontré Jack, coordinateur de Jerusalem Peacebuilders. Il nous a expliqué que d’après lui, les tensions sont exacerbées par une forte instrumentalisation politique et grande polarisation médiatique, qui s’emparent notamment de la politique étrangère pour diffuser des préjugés au sein de la société américaine. L’engagement des Etats-Unis au Moyen-Orient et le conflit israélo-palestinien sont deux thématiques sur lesquelles on entend beaucoup d’avis qui sont rarement nourris par un degré suffisant d’information, et exacerbent les discriminations à l’égard des communautés juives et musulmanes.
C’est pour cette raison que Jerusalem Peacebuilders organise des programmes d’été qui réunissent des jeunes israéliens, palestiniens et américains de 14 à 18 ans. Ils prennent 2 semaines pour parler du conflit, partager leurs narratifs et suivre des cours sur la construction de la paix. L’enjeu d’inviter de jeunes américains est de leur permettre de devenir des citoyens actifs, capables de prendre des décisions éclairées concernant la politique étrangère de leur pays, compte tenu de l’implication des Etats-Unis au Moyen-Orient. En proposant cette expérience à des jeunes, Jerusalem Peacebuilders souhaite améliorer la visibilité de ce conflit qui est souvent méconnu ou perçu de manière très polarisée. L’organisation propose souvent à des jeunes membres des clubs des nations unies, se destinant à faire de la diplomatie, de rejoindre ses programmes. Lors d’un jour, à New York, les jeunes ont l’occasion de rencontrer les diplomates des Nations Unies qui travaillent sur le conflit israélo-palestinien, puis les membres de la représentation des Etats-Unis auprès des Nations Unies pour entendre leur perspective. Le programme de Jerusalem Peacebuilders permet également aux jeunes américains de faire le lien avec les questions liées à la justice sociale et à la paix dans leur propre pays : le racisme, le sexisme, l’intolérance religieuse ou la polarisation politique jouent des rôles prépondérants dans les deux contextes. Entendre des perspectives sur une situation extérieure avec des similarités aide parfois à prendre du recul sur sa propre situation.
Ce partage d’expérience peut parfois aider à affronter les discriminations vécues quotidiennement, et créer une forme de fraternité qui dépasse les clivages religieux. À Dallas et à Houston, nous avons été marqués et profondément émus par l’ampleur des initiatives qui unissent les juifs et les musulmans.
Regard sur la fraternité judéo-musulmane au Texas
À Houston, nous avons rencontré le rabbin Steve Gross qui nous a parlé de son amitié avec le responsable musulman Shariq Ghani, et des nombreux projets qu’elle a permis de réaliser. À Dallas, nous avons discuté avec le rabbin Andrew Pelay qui a raconté les liens qui l’unissent avec l’imam Omar Suleiman, et l’histoire de l’organisation qu’ils ont crée ensemble. Ce sont deux duos de rabbins-imams, de juifs et musulmans, mais surtout deux histoires d’amitié qui montrent encore une fois comme les relations simples, vraies et sincères peuvent initier de belles réussites.
Shariq et Steve ont participé ensemble il y a quelques années à un voyage dans les Balkans, au cours duquel ils souhaitaient observer les pratiques interreligieuses utilisées dans des sociétés affectées par la guerre pour reproduire les plus innovantes à Houston. Ils en sont revenus avec une amitié profonde. Un jour, Shariq a demandé à Steve ce que les juifs faisaient le soir de Noël. Il a répondu qu’ils allaient souvent au restaurant chinois (le seul ouvert ce soir là) et ensuite au cinéma : la même chose que la communauté musulmane ! Ils ont donc décidé de se rassembler pour cette journée chaque année, et l’initiative s’est étendue à 20 nouvelles villes. Les responsables profitent de cette journée commune pour travailler chaque année sur une nouvelle thématique. En 2019, le thème était « stand up for each other », se défendre/se soutenir mutuellement. Les participants étaient répartis par paires mixtes entre musulmans et juifs et devaient parcourir un certain nombre de salles où différents scénarios leur étaient proposés. Ces scénarios étaient inspirés de discriminations vécues régulièrement ou ponctuellement par l’une des communautés : dans chaque salle, la paire de participants devait prendre 5 minutes pour détailler les différentes manières de se soutenir face à cette situation et avaient également du temps pour partager leurs témoignages sur des histoires similaires vécues dans leur entourage. La plupart des paires ont crée à cette occasion un lien très fort qui les a encouragés à se revoir.
Andrew et Omar sont membres de la même organisation, Faith Forward Dallas. Elle est née en 2015, à la suite d’attaques islamophobes contre la communauté musulmane. Des responsables juifs et chrétiens évangéliques ont alors eu l’envie d’agir pour manifester leur soutien, et de se réunir pour réfléchir à la meilleure manière d’être des alliés face à des discriminations ou persécutions. Les représentants des trois religions abrahamiques ont depuis développé une relation d’amitié très forte, et conscientisé que l’essentiel pour eux dans les moments difficiles étaient de « show up », être présent. Ainsi, par exemple, le rabbin et quelques prêtres se sont rendus dans une mosquée où des suprémacistes tentaient d’intimider les fidèles avec des armes pendant la prière. Les communautés musulmanes et chrétiennes ont accompagné leurs amis juifs après les attentats meurtriers dans une synagogue à Pittsburgh. Depuis, à chaque événement de ce genre, les responsables religieux se montrent présents les uns pour les autres, pour partager un message d’unité aux fidèles qui les suivent. Nous avons pu constater l’effet de ce travail sur les communautés puisque, suite à notre entretien avec Andrew Pelay, nous sommes restés assister à l’office de Shabbat. Des dizaines de musulmans s’y étaient naturellement rendus pour montrer leur soutien, suite à une attaque survenue pendant Hanoukka contre une synagogue de New-York. Leur présence n’avait pas l’air de surprendre les habitués, et nous avons donc compris que cette manifestation interreligieuse de soutien était une pratique récurrente à Dallas. Nous avons été très émus de constater la relation sincère d’amitié qui liait les juifs de la synagogue libérale à leurs amis musulmans.
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« Quelle idée d’aller au Texas, c’est pas là-bas que tu vas voir avancer le vivre-ensemble » : cette phrase, on l’a beaucoup entendue avant notre départ. Finalement, nous avons trouvé bon nombre de pratiques extrêmement innovantes, à Dallas et à Houston, connectées aux enjeux actuels que rencontrent le Texas, les Etats-Unis et le monde dans son ensemble. Nous sommes fiers de pouvoir aujourd’hui présenter une image plus nuancée de cet État souvent réduit à son conservatisme, grâce à une étape du voyage qui nous a appris une fois de plus que les projets positifs fleurissent partout.