Bienvenue en Ukraine, un pays dont on entend beaucoup parler dans les médias, notamment depuis le durcissement du conflit qui l’oppose à la Russie. Le pays est souvent présenté comme étant divisé en deux régions, entre l’ouest sous influence européenne et l’est tourné vers la Russie, deux blocs culturellement homogènes aux aspirations incompatibles. Cette conception simplificatrice mérite d’être déconstruite, à la lumière de l’histoire complexe et du contexte actuel de l’Ukraine.
L’Ukraine entre liens avec l’URSS et Euromaïdan
L’Ukraine est encore très marquée par les conséquences de son rattachement à l’URSS de 1922 à 1991. Nous avons été étonnés par le rapport ambiguë qui lie une partie de la société à l’époque soviétique : nous avons rencontré des personnes partagées entre la nostalgie du confort quotidien dont elle jouissaient pendant cette période, et les séquelles profondes laissées par un régime de persécutions, notamment envers les identités et pratiques religieuses.
L’influence de la Russie est encore très présente dans cet État post-soviétique, et a probablement contribué au refus du président Ianoukovytch, en 2013, de signer un accord d’association avec l’Union Européenne. Cette décision avait alors entraîné un énorme mouvement de contestation, porté principalement par des étudiants. Ils s’étaient réunis par dizaines de milliers sur la place Maïdan (place de l’indépendance), et leurs manifestations avaient mené à la révolution et à la fuite du président Ianoukovytch. Lors de notre passage à Kiev, nous avons rencontré Alexander, un prêtre membre du Conseil Ukrainien des Eglises et Organisations Religieuses, qui nous a raconté que les responsables de presque toutes les religions représentées en Ukraine étaient également sur la place Maïdan : ils ont fait une chaîne humaine interreligieuse entre les manifestants et la police pour s’interposer et empêcher les tirs.
Conflits régionaux et construction de l’identité nationale Ukrainienne
En réponse aux mouvements de contestation de l’Euromaïdan, la Russie a envoyé des troupes en Crimée, une région à l’Est de l’Ukraine. En 2014, suite à un référendum encore très contesté, la Crimée aurait exprimé sa volonté d’indépendance et de rattachement à la Russie : un acte d’autodétermination qui n’est aujourd’hui pas reconnu par l’Ukraine, les Nations Unies ou la majorité de la communauté internationale, qui considèrent la Crimée comme un territoire occupé de manière illégale. Au moment du référendum de Crimée, des révoltes anti-maïdan ont également éclatées dans une autre région orientale de l’Ukraine : le Donbass. Ces manifestation ont évolué en insurrection armée séparatiste, et mené à l’actuelle guerre du Donbass opposant l’armée ukrainienne et les séparatistes soutenus par la Russie. Ces deux conflits régionaux ont entraîné le déplacement de milliers de personnes marginalisées économiquement et socialement, et ont contribué à l’augmentation des victimes de symptômes post-traumatiques et des violences domestiques ou conjugales, et à la circulation des armes à l’échelle nationale.
Aujourd’hui ces conflits qui persistent posent la question de l’éducation des enfants qui y assistent. Nous avons beaucoup entendu sur place que la crise de Crimée ou la guerre du Donbass n’étaient pas des conflits identitaires, contrairement aux apparences : il n’y a pas de différence culturelle profonde ou de raison historique justifiant la situation actuelle, qui est le fruit d’une manoeuvre politique. Malheureusement, à cause de ces conflits, des générations sont aujourd’hui éduquées dans la propagande et les discours essentialisants : les pro-européens sont réduits par leurs adversaires à des ukrainophones occidentaux, accusés d’être des néo-nazis, et ils présentent eux-mêmes les pro-russes comme des terroristes communistes à la botte du Kremlin. Cette double propagande nourrit la construction de l’image d’une Ukraine scindée en deux blocs, et encourage la prolifération de nombreux préjugés entre les différentes régions du pays. Lors de notre voyage à Kiev, nous avons eu la chance de rencontrer Demyd, un jeune très engagé depuis des années dans la déconstruction de ces préjugés interrégionaux : il a co-fondé en 2015 le Youth Contact Group, qui développe des plateformes pour créer du lien entre les jeunes de toutes les régions d’Ukraine. Ils encouragent la correspondance par paires et créent aussi des groupes interrégionaux sur la base d’intérêts communs, avec des rassemblements de jeunes peintres ou de jeunes musiciens par exemple.
Les conflits avec la Russie ont également pour externalité de contribuer à construire l’identité nationale ukrainienne. En effet, cette dernière a peu de réalité géographique (les régions du pays ont toutes des histoires très différentes) et n’a pas de raison d’être linguistique (il y a des ukrainophones et des russophones dans le pays), elle est donc largement fondée sur le développement du sentiment d’appartenance. Ce dernier se construit aujourd’hui beaucoup par opposition avec la Russie, et s’appuie sur des pratiques mémorielles orientées dans cette direction : les références soviétiques sont peu à peu effacées de l’espace public, et la mémoire collective glorifie les héros qui se sont battus aux côtés de l’Ukraine. Nous avons été marqués par la présence, dans de nombreux lieux symboliques, de petits bracelets bleus et jaunes : ils sont confectionnés par des citoyens et vendus au profit des blessés de guerre et de leurs familles. Lors de notre séjour à Lviv, nous avons pu visiter le mémorial des “Heavenly Hundred”, les 100 premiers étudiants décédés lors des affrontements de l’Euromaïdan. D’autres lieux de mémoire sont aujourd’hui en cours de construction dans tout le pays, et notamment à Kiev près de la place de l’Indépendance.
Église orthodoxe et diversité religieuse en Ukraine
A Kiev, nous avons eu la chance d’être hébergés dans l’un des plus grands monastères orthodoxe du pays, celui de Laure des Grottes : nous n’avions nulle part où dormir, et nous avons demandé l’hospitalité aux frères qui s’y trouvaient. Pour nous accepter, ils ont dû recevoir l’approbation du métropolite, le numéro 1 de l’église orthodoxe russe en Ukraine. Nous avons compris que des enjeux diplomatiques forts sous-tendaient cette décision, qui mettent en lumière la place particulière de cette église dans le pays. En effet, l’église orthodoxe est largement majoritaire en Ukraine, mais scindée en deux : une partie est rattachée au patriarcat de Moscou, et l’autre, autocéphale, est attachée à celui de Kiev. Leurs relations sont difficiles, et teintées par la guerre et le conflit politique qui opposent l’Ukraine et la Russie.
En plus de ces deux Églises, on trouve une grande diversité de religions en Ukraine : des catholiques (grecs et latins), des protestants, des juifs (depuis plus de 2000 ans mais très peu représentés depuis la seconde guerre mondiale), des musulmans (en particulier les Tatars de crimée)… Les différentes communautés religieuses ont un certain nombre de préjugés les unes sur les autres. Nous avons rencontré Lidiia, à Lviv, qui nous a expliqué le lien qu’elle fait avec l’histoire de l’Ukraine : “les européens interprètent vite cela comme une forme de racisme ou de rejet de la différence. En réalité, il faut garder à l’esprit que nous vivons dans un espace post-soviétique où toutes les identités et pratiques religieuses ont été persécutées pendant des années. Aujourd’hui, la différence est donc parfois perçue comme une menace potentielle parce que tout est vécu sur le mode de la peur”. Ces préjugés viennent en partie d’une forte méconnaissance : Lidiia, pour lutter contre ce phénomène, a crée la School of Interreligious journalism. Des promotions multi-religieuses sont sélectionnées chaque année, et réunissent des journalistes, des économistes, des écrivains, des psychologues, des linguistes, des juristes… qui partagent des évènements culturels ou assistent à des conférences avec des responsables religieux, pour leur permettre de gagner en connaissance, et faire en sorte que le journalisme ne soit plus utilisé comme un outil de propagande religieuse mais comme un moyen de la faire cesser. Lidiia travaille pour le Libertas Center dont nous avons rencontré le fondateur, Taras. C’est un centre qui promeut le dialogue interreligieux sur le plan académique, mais également la solidarité interreligieuse: depuis le début de la crise de Crimée et de la guerre du Donbass, le Libertas Center propose des activités sociales organisées ensemble par différentes communautés religieuses, au profit notamment des déplacés ou des personnes en situation de précarité. Il a par exemple organisé à évènement pour les veuves de guerre et famille de victimes et proposé dans ce cadre un accompagnement psychologique, qui fait aujourd’hui défaut à l’échelle nationale.